« Croire » :
confiance, perfidie et défiance,
fidélité,
fiançailles et foi (fides)
Augustin d’Hippone (4-5è s.),
De la foi (fides) dans les choses qu’on ne voit pas
Plusieurs pensent qu'il faut rire de la religion chrétienne plutôt que l'embrasser, parce qu'au lieu de mettre sous les yeux ce qu'on peut voir, elle oblige à croire ce qu'on ne voit pas. Pour réfuter ces hommes qui s'estiment sages en ne rien croyant de ce qu'ils ne peuvent voir, nous ne pouvons sans doute découvrir aux regards humains les objets divins de notre foi; du moins nous leur démontrons que, même dans l'ordre des choses humaines, il faut croire beaucoup de choses sans les voir. Et tout d'abord à ces insensés, tellement esclaves de leurs sens qu'ils estiment ne devoir croire que ce que les sens leur découvrent, disons que non seulement ils croient, mais qu'ils connaissent une multitude de choses que les yeux du corps ne peuvent voir. Notre âme renferme en grand nombre des objets invisibles par nature. Pour n'en donner qu'un exemple : qu'y a-t-il de plus simple, de plus clair, de plus certain pour la vue intérieure de l'âme, que la foi même qui nous fait croire, oui que l'assurance que nous croyons une chose ou que nous ne la croyons pas, bien que cette assurance soit tout à fait étrangère à notre vue corporelle ? Comment donc ne rien croire de ce que nous ne voyons pas des yeux du corps, quand nous voyons avec certitude que nous croyons ou que nous ne croyons pas, même alors que la vue du corps ne joue aucun rôle?
Mais,
dit-on, nous n'avons pas besoin de connaître par les yeux du corps
ce qui se passe dans l'âme, puisque nous pouvons le voir dans l'âme
elle-même; tandis que ce que vous voulez nous faire croire, vous ne
nous le montrez ni au dehors pour nous le faire voir des yeux, du
corps, ni au dedans de notre âme Pour nous le faire voir par, la
pensée. Voilà ce qu'ils disent: comme si on exigeait la foi pour
tout objet qui peut être présenté aux sens. Nous devons
certainement croire à certaines choses temporelles que nous ne
voyons pas, pour mériter de voir les choses éternelles que nous
croyons.
Mais,
qui que tu sois, toi qui ne veux croire que ce que tu vois, voilà
que tu connais les corps présents par les yeux du corps, et par ton
esprit, les volontés et les pensées de ton esprit : mais
dis-moi, je te prie, de quels yeux vois-tu les dispositions de ton
ami envers toi? Car il est impossible de voir une volonté par les
yeux du corps. Est-ce par ton esprit que tu vois ce qui se passe dans
l'esprit d'un autre? Or si tu ne le vois pas, comment réponds-tu par
la bienveillance à la bienveillance d'un ami, puisque tu ne crois à
rien de ce que tu ne vois pas? Diras-tu, par hasard, que tu vois la
volonté d'un autre par ses actes? Soit, tu verras les actes, tu
entendras les paroles, mais tu croiras seulement à la volonté de
ton ami, laquelle ne peut ni se voir ni s'entendre. Car cette volonté
n'est pas une couleur ou une figure qui puisse frapper les yeux, ni
un son ou un chant qui pénètre dans les oreilles; elle n'est point
ta volonté non plus, et tu ne saurais la sentir dans ton propre
cœur. Il ne te reste donc qu'à croire ce que tu ne vois pas, ce que
tu n'entends pas, ce que tu ne découvres point en toi-même, si tu
ne veux ni vivre dans l'abandon et l'isolement, faute d'ami, ni
manquer de payer de retour l'affection qu'on te témoigne. Où est
maintenant ce que tu disais tout à l'heure : que tu ne dois croire
que ce que tu vois, ou extérieurement des yeux du corps, ou
intérieurement dés yeux de l'âme? Voilà que de tout ton cœur tu
crois à un cœur qui n'est point le tien, et que ta foi aperçoit ce
que ne peuvent découvrir ni les yeux de ton corps, ni ceux de ton
esprit. Tu vois par ton corps la figure de ton ami; tu vois ta propre
fidélité par ton âme, mais tu ne peux aimer la fidélité de ton
ami si tu n'as en retour la foi qui te fait croire à ce tu ne vois
pas en lui. Du reste un homme peut tromper en feignant la
bienveillance, en dissimulant sa malice; ou s'il ne songe pas à
nuire, et qu'il espère tirer de toi quelque profit, il peut simuler
l'amitié, parce qu'il n’a pas la charité.
Mais
tu dis que si tu crois à ton ami, bien que tu ne puisses voir son
cœur, c'est parce que tu l'as vu à l'œuvre dans les épreuves, et
que tu as connu son affection pour toi au milieu des périls, où il
t’est resté fidèle. Faut-il donc, selon toi, souhaiter d'être
malheureux, pour nous assurer de l'attachement de nos amis? Pour
goûter avec certitude le bonheur d'avoir des amis, il faudra donc
être en proie à l’adversité ? On ne jouira d'une amitié
éprouvée, qu'au prix de la douleur et de la crainte ? Et
comment ne pas redouter, plutôt que désirer, un bonheur qui a le
malheur pour pierre de touche? Et cependant il est vrai qu'on peut
voir un véritable ami dans la prospérité, mais qu'on n'en est sûr
que dans l'adversité.
Certainement
tu ne te jetterais pas dans le danger pour éprouver un ami, si tu
n'avais la foi; et si tu t’y engages pour l'éprouver, c’est
parce que tu crois d’abord et avant l’épreuve même. En effet si
nous ne devons pas croire aux choses que nous ne voyons pas, bien que
nous croyions au cœur d’un ami qui n'a pas encore été éprouvé;
même quand nous avons fait cette épreuve à nos dépens, nous
croyons encore à la bienveillance plutôt que nous ne la voyons; à
moins qu'on ne dise alors que la foi est si grande que nous nous
imaginons voir par ses yeux ce que nous croyons au lieu que nous
devons croire parce que nous ne pouvons voir.
Que
cette foi disparaisse de la société humaine, et il n’est personne
qui ne voie quelle perturbation, quelle horrible confusion en sera la
conséquence. S’il ne faut croire qu’à ce qu’on voit, que
deviendra l’affection mutuelle puisque l'amour est invisible ?
C'en sera donc fait de l'amitié, laquelle n'est autre chose que
l'affection réciproque. En effet quel témoignage d'affection
peut-on recevoir d'un homme quand on ne croit pas qu'il en ait
donné ? Or, l'amitié disparaissant, les liens du mariage, de
la parenté ou de l'affinité disparaîtront aussi; car ils reposent
également sur une affection réciproque. L'époux ne pourra plus
aimer son épouse, puisqu'il ne croira pas en être aimé. Vu que
l'amour est invisible, ils ne désireront plus ni l'un ni l'autre
avoir des enfants, convaincus d'avance qu'ils n'auraient rien à
attendre. Que si des enfants naissent et grandissent, ils aimeront
encore bien moins leurs parents : car ils ne verront pas l’amour
caché au fond de leurs cœurs, parce qu'il est invisible, et que
c'est, dit-on, non une foi digne d'éloge, mais une témérité
blâmable de croire à ce qu'on ne voit pas. Que dire des autres
relations de frères, de sœurs, de gendres, de beaux-pères, de
consanguinité on d'affinité, si l’affection est incertaine, la
bonne volonté douteuse, et chez les enfants envers les parents, et
chez les parents envers les enfants : si on ne rend pas
bienveillance pour bienveillance, si on ne croit pas la devoir, vu
qu'on n'admet pas son existence chez les autres dès lors qu’on ne
la voit pas?
Or,
croire qu'on n'est pas aimé parce qu'on ne voit pas l'amour, ne pas
rendre affection pour affection parce qu'on s’en croit dispensé,
ce n’est pas là un acte de sagesse, mais une réserve odieuse ;
et si nous ne croyons pas à ce que nous ne voyons pas, si nous nions
les volontés des hommes, parce qu'elles échappent à nos yeux, il
en résultera un tel trouble dans la société que tout sera renversé
de fond en comble. Je ne parle pas de tout ce que croient ceux qui
nous reprochent de croire sans voir ; de ce qu'ils croient, sur
la foi de la renommée, sur la foi de l’histoire, au sujet des
lieux qu'ils n'ont jamais vus ; sans être tentés de dire :
''Nous n'avons pas vu, nous ne croyons pas ''. S’ils le
disaient, ils seraient forcés de douter même de leurs parents;
puisqu'ici ils n'y croient que sur la foi des autres, qui ne
sauraient leur montrer un fait passé, et dont eux-mêmes n'ont pas
gardé le moindre souvenir. Et cependant ils n'élèvent aucun doute
sur la parole de ces témoins ; autrement, pour échapper à la
témérité de croire sans voir, il faudrait montrer une incrédulité
criminelle à l'égard de ses propres parents. »