« Le
même mot, en français, en anglais, en allemand, s'applique à la
réalité historique et à la connaissance que nous en prenons.
Histoire, history,
Geschichte
désignent à la fois le devenir de l'humanité et la science que les
hommes s'efforcent d'élaborer de leur devenir (même si l'équivoque
est atténuée, en allemand, par l'existence de mots, Geschehen,
Historie,
qui n'ont qu'un des deux sens).
Cette
ambiguïté me paraît bien fondée ; la réalité et la connaissance
de cette réalité sont inséparables l'une de l'autre d'une manière
qui n'a rien de commun avec la solidarité de l'objet et du sujet. La
science physique n'est pas un élément de la nature qu'elle explore
(même si elle le devient en la transformant). La conscience du passé
est constitutive de l'existence historique. L'homme n'a vraiment un
passé que s'il a conscience d'en avoir un, car seule cette
conscience introduit la possibilité du dialogue et du choix.
Autrement, les individus et les sociétés portent en eux un passé
qu'ils ignorent, qu'ils subissent passivement. Ils offrent
éventuellement à un observateur une série de transformations,
comparables à celles des espèces animales et susceptibles d'être
rangées en un ordre temporel. Tant qu'ils n'ont pas conscience de ce
qu'ils sont et de ce qu'ils furent, ils n'accèdent pas à la
dimension propre de l'histoire. L'homme est donc à la fois le sujet
et l'objet de la connaissance historique ».
Raymond
Aron,
Dimensions
de la conscience historique (1961)