C.-O. Verseau professeur agrégé de philosophie

L'homme, un animal plus évolué qu'un autre?

On dit souvent que l'homme serait un animal plus évolué qu'un autre, on dit qu'un être pensant serait un être vivant avec "en plus" la pensée, ou encore que la pensée serait une fonction qui s'ajoute aux autres fonctions vitales, comme si la faculté de penser (esprit, raison ou conscience) était une simple addition, un "plus", par rapport à la vie elle-même, comme si, en passant du vivant à l'esprit, on passait du moins au plus, comme s'il s'agissait d'une simple différence de degré.

Et pourtant comment envisager que la pensée soit seulement de la vie améliorée, de la vie en mieux ? Ce ne serait guère plus rigoureux que de penser que les organismes (vivants) sont de la matière avec, en plus, de la vie dedans, penser qu'un brin d'herbe n'est qu'un caillou en mieux, un caillou avec la vie en plus

Or, de même qu'il n'y a pas plus de matière dans une fourmi que dans un grain de sable mais qu'il y a autre chose (irréductible aux propriétés de la matière), de même il n'y pas plus de vie dans l'homme que dans une fourmi, il y autre chose, qui n'est pas réductible aux propriétés biologiques.

Certes, il faut être fait de matière pour être vivant et il faut être vivant pour pouvoir penser. Mais la propriété qui définit les corps vivants comme vivants (leur capacité de se reproduire à l'identique soit par division soit par union) est essentiellement différente de la propriété des corps physiques (leur mutuelle attraction du fait de leurs masses, leur gravitation les uns autour des autres). 

Or, comme l'indique Kant dès les premiers mots de l'extrait de l'Anthropologie d'un point de vue pragmatique, le propre d'un corps pensant est essentiellement de produire une « représentation » : non pas produire des êtres en se reproduisant, mais se représenter les êtres déjà présents, tous les êtres, y compris soi-même. Telle est la définition proposée ici par Kant : penser c'est représenter et représenter c'est se représenter

Car il ne peut y avoir aucune représentation d'une chose, aucune pensée portant sur une chose extérieure, si tout en pensant cette chose le sujet qui la pense n'a pas conscience que c'est lui qui la pense. La pensée du « Je » n'est pas une pensée parmi d'autres, elle est la pensée qui rend possible toutes les autres, tout comme le mot « je » n'est pas un mot parmi d'autres mais le mot sur lequel tous les autres mots reposent implicitement dès qu'ils sont dits. Comme l'écrit Alain dans ses Eléments de philosophie : « Le mot Je est le sujet, apparent ou caché, de toutes nos pensées ». L'idée, ou pensée, ou représentation du « Je » est le support de toutes les autres : elle fonde le sujet, le « sub-jectum », qui se tient « sous » l'acte de penser. Être un sujet, ce n'est donc pas être plus performant, plus évolué qu'un autre être vivant. C'est avoir un rapport à ce qui est, un rapport à l'être en général, aux autres êtres et soi-même, essentiellement différent.