C.-O. Verseau professeur agrégé de philosophie

Anti-portrait du zombie

Le zombie, un mort-vivant particulièrement vivace
Un zombie est un être vivant, si vivant qu'il en est immortel. En effet, rien dans le corps du zombie ne le détermine à mourir. Un zombie ne peut mourir ni de maladie ni de sa belle mort (« de vieillesse »), ni de faim ni de froid, ni d'une mauvaise chute ni même d'une profonde blessure.
Un zombie ne peut mourir que par une cause extérieure et d'une violence exceptionnelle (voir le Point Culture sur les zombies : "20 conseils pratiques pour savoir comment tuer un zombie"). Tout est bon* pour supprimer un zombie - arme proprement dite ou tout objet pouvant le devenir - à condition de porter la violence au comble de sa démesure.
Il faut donc constater qu'en tant que vivant, un mort-vivant est peu concerné par la mort : non seulement il vit mais, sauf circonstances très particulières, il ne peut mourir.

Régime alimentaire
Côté nourriture, reconnaissons qu'un zombie n'est pas difficile. Car, peu importe l'âge, la condition sociale, l'identité sexuelle, le lien familial ou le grade universitaire, etc., toute chair humaine lui convient.
Et on comprend pourquoi : en attaquant ses proies un zombie ne cherche pas à se nourrir mais ...à se reproduire. A proprement parler, un zombie n'a pas « faim ». Car il ne s'agit pas d'entretenir son corps individuel mais de reproduire du vivant, du mort-vivant, c'est-à-dire du vivant immortel.
Un mort-vivant est un vivant chez qui le cycle de la reproduction a envahi toutes les fonctions vitales, même l'alimentation.

Logement
Aucune exigence particulière. Les morts-vivants peuvent vivre partout, partout où pourrait se présenter une occasion de «rencontrer» de l'humain. Il est donc aisé d'avoir un zombie d'appartement. "On" pourra même le garder très longtemps à condition de renouveler régulièrement le "on", c'est-à-dire le maître ou la maîtresse de maison.

Mode de déplacement
Caractérisé par une certaine lenteur. Souvent en horde. C'est en effet le bruit qui provoque leur éveil et leur mise en mouvement. Or un zombie qui se déplace émet lui-même un signal sonore, ce qui attire d'autres zombies.
Les zombies vont donc par groupes, par grappes, voire par vagues (...spectaculaires dans le film de Marc Forster World War Z, 2013).

Activités
Une seule : la reproduction.
Cette obsession semble justifier tous les sacrifices et toutes les épreuves - comme de se cogner, et même assez souvent, aux portes, aux murs et aux arbres.

Question
On en vient donc à se demander de quoi les zombies sont privés. Que leur manque-t-il? Du point de vue des fonctions vitales, n'ont-ils pas des conditions de vie idéales ? Qu'est-ce qui donc est « mort » chez un mort-vivant ...aussi bien équipé pour vivre ?
Car sur le plan vital rien ne manque à un mort-vivant. Même ses propres apparences ne sont pas pour lui un problème. N''étant pas « quelqu'un » un mort-vivant ne cherche pas à être quelqu'un de présentable.
Voilà justement ce qui est « mort » chez un mort-vivant : sa présence, présence aux autres et à soi-même. Ce dont le mort-vivant est privé c'est la faculté de se penser, se penser comme un être distinct des autres : il ne peut ni "se distinguer" ni "se communiquer". Il ne peut ni se rappeler, ni même s'appeler. Il n'a plus de nom. Il est anonyme, littéralement.
Un mort-vivant est privé de la conscience de soi, un "soi" comme constituant « un » être, à la fois un être à part et un être parmi d'autres êtres qu'il reconnaîtrait comme tels.
Un mort-vivant n'est pas « mort » à la « vie ». Un mort-vivant est mort à la subjectivité, la sienne et celle de tout autre.

Avantage et inconvénient
Être mort en tant que sujet présente un avantage certain : en soi-même, par soi-même, on ne peut pas mourir. Et pour cause : il n'y a plus de "soi" et les expressions « en soi-même » ou « par soi-même » n'ont plus de sens.
Il faut reconnaître qu'être vivant tout en étant mort à soi-même simplifie grandement la vie puisqu'on n'a plus à répondre de soi devant les autres. Fini le soi! Finis les autres! Finies les responsabilités!

L'inconvénient est que n'étant plus quelqu'un on ne peut plus rencontrer personne. Il est possible de s'entretenir avec un vampire, et même assez longuement, mais un zombie n'a aucune conversation - surtout s'il doit en être ...l'introuvable sujet.
Un zombie n'étant pas « un » être à part entière, on ne peut faire son « portrait ». On ne peut décrire que « du » zombie ... alors qu'on peut parfaitement faire le portrait d'un vampire, par exemple du Comte Dracula (dans le roman de Bram Stocker, 1897 ou le film de Herzog, 1979) ou du Comte Orlok (dans le film de Murnau, 1922).

Morale de la fable. Qui sont les zombies? D'où viennent les zombies?
Resterait à identifier les conditions d'existence sociales, économiques et politiques, qui ont été - qui sont encore - imposées historiquement aux hommes, les conditions qui ont eu - qui ont encore - pour effet de diluer leurs singularités dans une masse anonyme.
Dans quelles conditions les hommes se comportent-ils comme des "zombies", ne répondant plus de leurs propres actes ni d'eux-mêmes en général?
Et dans quelles conditions des hommes sont-ils considérés par d'autres hommes non plus comme des personnes singulières, uniques, irremplaçables, mais comme des "zombies" interchangeables, indénombrables, pullulants, donc envahissants?
Il arrive que par renoncement les individus laissent la foule ou "la masse" dissoudre leur individualité et leurs responsabilités, chacun cessant d'être l'auteur de ses actes, chacun devenant un simple agent conduit par une force dont il préfère croire qu'elle le dépasse, devenant le simple membre sans volonté ni décision d'un corps global, total, totalitaire.
Il arrive par ailleurs que la discrimination sociale, l'exploitation économique ou l'oppression politique, réduise des hommes à ne plus être que les simples représentants d'une ethnie, les spécimens d'un genre, voire d'une "race", ceux-ci n'étant plus considérés dès lors que comme composantes d'une masse physique inutile et encombrante, condamnée à être concentrée dans les limites d'un camp (de détention, de "travail" ou d'extermination) ou d'un campement (assignation à résidence).
Les zombies ne vivent-ils pas de tout et de rien? Ne peuvent-ils vivre partout - dans l'obscurité, au milieu des rebuts, parmi les déchets?

L'actualité culturelle autour du thème du zombie en témoigne avec force.
En ce 21ème siècle lui-même naissant, les jeunes générations disent, sur le mode de la dérision, leur préoccupation angoissée devant un processus qui menace chacun dans son individualité, dans sa singularité, dans sa subjectivité.


Angoisse, d'une part, devant des processus économiques de massification (qui voudraient réduire toute activité à une simple dépense, à une simple consommation).

Angoisse, d'autre part, devant des processus concentrationnaires par discrimination politique.

C'est pourquoi, comme lors de ces joyeuses marches urbaines ou autres Zombie Walks, chacun peut vouloir user de tous ses talents, personnels, afin de jouer le rôle paradoxal d'un être qui n'est plus "un" être, pour jouer le personnage de quelqu'un qui n'est plus une personne, qui n'est plus que quelque chose - au mieux "du" vivant, non plus "un être" vivant.

Jouer, donc, pour conjurer.

*Nota Bene : "tout est bon" pour contenir, voire supprimer l'ennemi dès lors qu'on ne voit plus en lui que "du" zombie au lieu de voir "des" personnes. Tout est bon : toute arme, tout objet ou tout appareil détourné de sa fonction. La coïncidence est frappante entre le bulldozer dans le film Warm bodies, utilisé par des zombies humanisés contre des zombies irrécupérables, et le bulldozer dessiné dans le dernier autocollant édité par Amnesty International pour sa campagne contre les "expulsions forcées".