Alors, qui était mon père? Un héros local parti trop tôt? Un monstre misogyne, coupable de violences intrafamiliales? La réalité se situe au-delà de ces stéréotypes. Il n’était ni un monstre, ni un héros, c’était un homme normal statistiquement; un père de famille qui, bien qu’ayant connu la misère, dans son enfance, profitait d’un système sexiste, qui ne l’a jamais puni d’exercer son emprise psychologique et physique sur sa cellule familiale. Les hommes violent ne sont jamais « que » ça, quand ils sont intégrés socialement, et nous allons devoir collectivement, accepter qu’ils sont une majorité à vivre, vivre à nos côtés. Ils savent présenter bien, se faire aimer, séduire sincèrement ou manipuler pour développer ce qu’il faut de liens pour ne pas être seuls et exercer leur emprise. Leur entourage ont de l’affection pour eux, ils sont parfois admirés, on les aime, malgré tout. Lutter contre les violences domestiques, ce n’est pas désigner et combattre des monstres, qu’on pourrait garder en marge de la société, mais un système entier qui produit des pères, des maris violents, et maintient leur domination sur les femmes et les enfants.
J’espère que ma famille saura voir que ce livre est un geste d’amour et de réparation, pour mon père, et pour nous, et l’occasion d’une réflexion générale sur le secret de la violence des patriarches, bien gardé au sein des cellules familiales où elle est perpétrée.
La révélation de ce secret familial m’a permis d’en percer un plus grand : celui d’une catégorie d’hommes, qui se vivent, comme de raisonnables sages, alors qu’ils sont les militants zélés d’une idéologie qu’on ne prend jamais le temps te décrire. Je me suis souvenu des mots de Virginia Woolf dans Une chambre à soi : « Les femmes ont pendant des siècles servi aux hommes de miroirs, elle possédait le pouvoir magique et délicieux de réfléchir une image de l’homme, deux fois plus grande que nature. » Que se passerait-il si je tendais moi aussi le miroir vers les bons pères de famille?
Je ne les ai pas tout de suite identifiés dans le miroir, car, faute d’être nommés et décrits, ils sont presque invisibles, ainsi que les idées qu’ils défendent. Puis, j’ai commencé à avoir des liens. Quel est le point commun entre Alain Finkielkraut, un commentateur sportif, Jean-Luc Mélenchon, un harceleur sur Twitter, un écrivain hétérosexuel has been, Éric Zemmour, un fan de Johnny Depp, Benjamin Mendy, un journaliste de la rubrique des faits divers, Gérald Darmanin, l’éditorialiste de chaîne d’info en continu, Bertrand Cantat, votre tonton sur Facebook et Jonathann Daval? Au-delà des positions politiques qu’ils défendent tous portent une parole de résistance à la mise au jour de leur violence ou de celle de leurs pairs. C’est ainsi que j’ai commencé à rapprocher entre eux des hommes qui n’avaient rien en commun, mais qui pourtant attaquaient les femmes et les féministes avec la même détermination et se défendait d’elles, avec les mêmes arguments. ils sont en réseau, ils partagent un destin commun, un socle de valeurs qu’il est difficile de définir à première vue. Découvrir la formule « en bon père de famille » m’a permis de mettre un mot sur cette caste hétérogène uni par quelque chose de plus grand.
Que ces hommes soient réellement père ou en couple importe peu. On peut même être une femme et porter le discours des bons pères de famille. Le concept ne sert qu’à parler de patriarcat en le personnifiant, affaire apparaître une entente, au-delà des milieux et des convictions politiques, en lui donnant les traits de certains hommes publics, pour révéler l’agilité avec laquelle ce groupe d’intérêt maintient son hégémonie. C’est une autre façon d’aborder le boys club, un concept développé par l’autrice féministe québécoise, Martine Delvaux. « le boy club n’est pas une institution du passé. Il est bien vivant, tentaculaire : Etat, Eglise, armée, université, fraternité, firme… Et la liste s’allonge », écrit-elle (interview pour Terrafemina du 12 février 2019). Le discours des bons pères de famille ne concerne pas seulement le boys club, « un groupe serré d’amis–hommes qui se protègent entre eux», il touche tous les hommes dans l’espace social qui souhaiterait adhérer au projet patriarcal.
Rose Lamy, En bon père de famille (2023)