C.-O. Verseau professeur agrégé de philosophie

Serai-je ce que j'aurai projeté d’être?

Serai-je ce que j'aurai projeté d’être?


La question « Serai-je ce que j'aurai projeté d’être? » peut s’entendre comme l’expression d’une inquiétude à laquelle la doxa répond péremptoirement et abruptement : sois réaliste, souviens-toi que les projets individuels se heurtent au cours imprévisible de l’histoire, à l’inertie des mentalités, à la force des pouvoirs établis, au cloisonnement entre les conditions sociales et peut-être d’abord à tes peurs et à ta lâcheté. S’ils sont, comme on dit, « ambitieux », s’il s’agit de « projeter d’être » et non pas seulement d’atteindre tel ou tel objectif, les projets ne vaudraient guère mieux que des rêves irréalisables, guère mieux que des voeux que seuls les contes de fée peuvent exaucer. Dans la réalité, le futur antérieur du projet (« aurai projeté ») serait toujours désavoué par le futur et son lot d’illusions perdues.


Cependant, compris dans sa parenté étymologique avec le mot « sujet », « projet » ne désigne pas un processus de réalisation à venir : un projet n’est pas une idée à réaliser, mais un idéal qui, au présent, anime le sujet. Un projet est une prise de position qui, ici et maintenant, équivaut à une signature subjective : je « suis » cet ensemble de désirs qui forment mon projet et, d’ores à déjà, je me comporte à la lumière de cet idéal, de ces convictions, de ces aspirations, que je fais miennes. A l’inverse, quand par exemple il arrive que ma faculté de désirer s’amenuise ou s’effondre, ce sont, quels que soient par ailleurs les moyens dont je dispose pour vivre, mes raisons de vivre qui s’émiettent. Mes désirs, leurs ob-jets et les ob-ject-ifs corrélatifs, mes « oui », y compris mes refus, mes « non » et autres re-jets, tous reliés et rassemblés en un seul pro-jet fondamental et fondamentalement mien, font de mon existence une tra-jectoire, une histoire, qui me fait tenir à la vie : à ma vie, celle que je n’échangerais pour nulle autre au risque, sinon, de devenir quelqu’un d’autre, celui ou celle que je n’ai pas décidé d’être. Mon « projet » n’est donc pas un simple objectif à atteindre dans un avenir plus ou moins proche, c’est une image de moi-même à travers laquelle j’affirme d’ores et déjà une identité, je pose mon existence singulière, je me pense et, pour ainsi dire, m’atteins moi-même. En d’autres termes, mon projet n’est pas un programme d’actions futures mais, au présent, un certain regard sur moi-même. Pour un sujet, son « projet » est une représentation de soi-même.


Mais, dira-t-on, s’il y avait une nature humaine qui définissait ce que les humains sont ou si des déterminations culturelles informaient strictement le cours de leurs existences, un tel projet vécu subjectivement ne serait que rêverie. C’est pourquoi nous montrerons que la diversité des cultures témoignent en faveur de l’hypothèse que les humains n’ont pas de « nature » définissant ceux-ci, que les cultures transmettent à la fois des modes de comportement et des modèles d’humanité et que tout modèle appelle la réponse des subjectivités qui les incarnent, en les traduisant autant qu’en les trahissant, auxquels elles donnent ou non leur assentiment. D’ailleurs se penser, à l’inverse, comme un vivant dont le comportement est régi les lois de la nature ou comme la créature dont la destinée serait écrite par son créateur, revient à prendre position subjectivement, que cette prise de position relève d’adhésion subjective à une culture dite religieuse ou à une culture dite scientifique. 


Le problème n’est donc pas : comment pourrai-je réaliser un jour mon projet? Le problème est : comment puis-je prendre conscience de mon projet, ce projet qui déjà me définit, qui déjà délimite mes désirs et déjà détermine autant mes décisions que mes actions? Ou, pour faire entendre un autre sens du verbe « réaliser », comment puis-je « réaliser » que je suis mon projet?


[1.« Ce que nous faisons de ce qu’on a fait de nous »]

Rappel : dans une copie, ne jamais écrire des titres 

annonçant les parties du développement  


Ce qu’il serait illusoire de penser, ce n’est pas qu’un projet pourrait se réaliser, puisqu’il est d’ores et déjà réel, mais que celui-ci puisse être projeté ex nihilo : un « projet » ne naît pas à partir de rien et le sujet qui se projette a d’abord été projeté par d’autres. En d’autres termes, la première question sur le projet, entendu au sens d’une image de soi, ne renvoie pas à l’avenir mais au passé. La question n’est pas de savoir si mon projet pourrait ou non faire advenir la trajectoire dessinée par mon projet mais de prendre conscience que celui-ci n’est pas originel. La question n’est pas : mon projet, où va-t-il? Plutôt : mon projet, d’où vient-il ? Comme y insiste Descartes dans le Discours de la Méthode et dans ses Méditations métaphysiques, le moment du fondement ne coïncide pas avec celui du commencement. 

D’ailleurs, Sartre est le même auteur qui dans la conférence L’existentialisme est un humanisme déclare : « L’homme est d’abord un projet qui se vit subjectivement (…). L’homme, s’il n’est pas définissable, c’est qu’il n’est d’abord rien » et, qui dans Saint Genet, comédien et martyr, écrit : « Le plus important, ce n’est pas ce qu’on a fait de nous, mais ce que nous faisons de ce qu’on a fait de nous ». La phrase est extraite de l’essai biographique sur Jean Genet - cet écrivain, poète et auteur dramatique dont la trajectoire fut marquée par tant de tours et détours, depuis sa naissance de père inconnu et son abandon par sa mère avant sa première année jusqu’à la reconnaissance institutionnelle de son oeuvre, en passant par de nombreux épisodes d’incarcération pénitentiaire au cours desquels il découvrit l’expérience de la création littéraire - rappelle que nul d’entre nous ne se fait sans que d’autres ait commencé par le faire, le façonner, le modeler

Dans son propre essai pour ainsi dire autobiographique, Le Discours de la Méthode, qu’il aime appeler « l’histoire d’un esprit », Descartes y insiste : « tout homme a été enfant avant que d’être homme ». L’in-fantia est l’état de non-parole au sens où d’autres décident pour l’in-fans de son mode de vie et du modèle de valeurs, familiales et plus largement sociales, qui déterminent ce mode de vie : s’habiller (la pudeur), s’alimenter (la santé), se reposer (le temps aussi de la solitude), s’exprimer (le rapport à autrui), aimer (l’intimité), étudier (le désir de connaissance), même jouer (la création), etc. sont autant d’activités sur lesquelles l’enfant n’a pas voix au chapitre pour dire comment (mode de vie) et d’abord dire pourquoi (modèle d’existence) s’y livrer. Même quand il s’agit d’être « sage », d’être « un gentil petit garçon », une « gentille petite fille », c’est selon des critères d’évaluation que l’enfant n’est pas invité à questionner, dont il ne décide évidemment pas. Quelle dérision, dans ces conditions, que de s’adresser à l’enfant pour lui demander ce qu’il veut, ce qu’elle veut, « être plus tard »! L’enfant ne saurait trouver une réponse à une question qu’il n’a pas pris soi-même l’initiative de poser, encore moins de se poser. Car une question sur l’avenir est plus qu’un point d’interrogation mettant face à l’indétermination, vertigineuse, du futur. Pour être posée, cette « question » doit procéder d’une « conquête », elle-même fruit d’une « enquête », voire d’une « requête », en bref d’un « désir » (idée qu’on retrouve dans le verbe espagnol querer, formé sur le même radical latin qui donne les mots « question » et « enquête », « conquête », etc.). Le temps n’est donc pas encore venu où, par exemple, celle qui aura été une « petite fille » choisira, à l’âge dit de raison, d’exercer une activité professionnelle traditionnellement considérée comme un « métier masculin »…

Si la première phrase garde encore sous silence ce que la seconde souligne, les deux phrases de Sartre citées plus haut se rejoignent cependant sur un postulat décisif : ce que je suis originellement, je ne le suis pas par « nature », je ne le suis pas d’après des caractères et caractéristiques innées. Dire que, originellement, je suis défini non pas par une hérédité naturelle mais par un héritage culturel, dire que je suis déterminé socialement dans mon comportement, dire que mes désirs sont d’abord délimités par le processus de socialisation, cela revient à postuler qu’il n’y a pas de nature humaine : si mon essence précède mon existence, c’est seulement dans la mesure où d’autres me font, me projettent, avant que je sois en mesure de me projeter moi-même. C’est un postulat, c’est-à-dire une affirmation indémontrable, qui affirme que corps et âme nous sommes originellement modelé.es par un façonnage culturel, lequel dispense socialement des « moyens de vivre » tout en instituant politiquement des valeurs qui sont autant de « raisons de vivre » dans un environnement social donné, en recourant à ces « moyens de vivre », donc en disposant de ces « conditions de vie ». Comme le suggère le mot « culte » et comme le montre l’étymologie latine du mot « culture » (infinitif colere, participe passé cultum : « prendre soin de, honorer »), c’est prioritairement la vocation des cultures, infiniment variées dans l’espace et à travers les époques, d’instituer des valeurs à « honorer », à « respecter » au sein d’une communauté, ces valeurs se traduisant par des recommandations, commandements et autres demandes. Ces dernières forment littéralement des « inter-dictions » : des dires qui définissent ce que sont les membres de cette communauté, qui déterminent leurs conduites, qui délimitent les objets de leurs désirs et qui, en toute fin de compte, dénomment les membres de cette communauté. C’est en respectant ces inter-dictions que chacune, chacun, se montrera « digne de son nom », ce nom (« être française » ou « être français » par exemple) qui lui revient en tant que membre de la communauté.


[2. « Se penser comme…, en tant que … », c’est encore et toujours se penser : c’est avoir un « projet ».]


Tout aussi indémontrables sont les hypothèses opposées selon lesquelles les comportements humains seraient soit uniformément déterminés par quelques instincts rassemblés au sein d’une « nature humaine » ou psychiquement déterminés par des pulsions inconscientes, soit encore que chacune des trajectoires individuelles serait une destinée placée entre les mains d’une providence divine ou sous l’autorité d’un décret surnaturel réduisant toute existence à n’être qu’un fatum (comme le mot « enfant », « fatalité » dérive du verbe latin fari-fatum : « parler, dire » et donc aussi « décréter »). 

Que les unes et les autres - hérédité naturelle, héritage culturel, fatum ou providence divine - soient indémontrables ne leur enlève pas leur force de détermination à partir du moment où le sujet fait sienne l’une ou l’autre de ces hypothèses. Car, si l’une ou l’autre pouvait être démontrée, encore faudrait-il que le sujet donne à l’énoncé sa « force de démonstration », qu’il entre lui-même dans l’effort de démonstration. Or seul cet effort, assumé subjectivement, peut montrer la vérité d’une hypothèse, d’une « théorie » et c’est seulement ainsi qu’un sujet en fera un véritable « savoir », qu’il sera affecté par la saveur de ce savoir - ce qui aura pour conséquence que son savoir se traduise en actes : c’est le sujet qui, faisant sien ce savoir, décide de se représenter comme le produit de l’une ou de l’autre de ces déterminations. Il ne suffit pas de déclarer : « c’est prouvé » ou encore « c’est scientifiquement prouvé », il faut encore faire subjectivement l’épreuve de … la preuve (et, bien souvent, qui fait de telles déclarations délaisse l’effort de démonstration pour s’en remettre au seul argument d’autorité, l’autorité fût-elle celle de « la science »). Or, de cette représentation subjectivée, découleront des actions et des désirs en accord avec cette représentation-définition de soi. Paradoxalement, l’exercice du libre-arbitre est encore requis, même s’il ne consistait plus qu’à « vouloir ce qui ne dépend pas de soi », c’est-à-dire à consentir à un projet qui n’est pas pensé par soi mais pensé comme l’effet d’une évolution naturelle aveugle des espèces vivantes, ou comme l’effet d’injonctions culturelles, ou comme l’expression de pulsions inconscientes, ou encore comme l’effet d’une volonté divine. Car c’est encore un projet que de se représenter soi-même, de « se vivre », comme le projet d’un autre, d’autres, de la Nature ou du grand Autre (une divinité). Se penser comme un pro-duit est aussi un pro-jet. 

Remarquons d’ailleurs que, dans les trois religions monothéistes révélées, judaïsme, islam et christianisme, la divinité créatrice s’adresse encore, dans sa toute-puissance, à la subjectivité de ses créatures pour demander à celles-ci leur assentiment. Par exemple, dans le Christianisme, l’incarnation de la divinité en un corps humain, « la Venue de Dieu sur Terre », est suspendue au « oui » d’une humaine (d’où l’épisode de l’annonce de l’ange Gabriel, « Ange de l’Annonciation », à la « Vierge Marie »). L’appel attend une réponse. C’est en ce sens que tout part du sujet : tout engage sa responsabilité. Non pas toute réalité ou tout événement dans la réalité, mais toute interprétation de la réalité et, corrélativement, toute prise de position relativement aux événements tels que ceux-ci sont interprétés. « Tout », c’est-à-dire ce qui pour un sujet décide de tout : ses oui, ses non.

Un « projet » est donc une pensée de soi qui définit le sujet (qui lui assigne une identité), qui détermine son comportement, qui délimite les objets de ses désirs et corrélativement ses objectifs et qui, d’abord, déploie le temps dans lequel se dessine une trajectoire. C’est pourquoi, qu’il s’agisse du passé ou du futur, « le temps » vécu par un sujet est une construction. En affirmant dans La vie de l’esprit que « la mémoire est l’organe mental du passé » et que « la volonté est l’organe mental du futur », d’une part Arendt rappelle que les événements passés sont reliés et interprétés dans une mémoire qui ne peut être qu’un récit subjectif (individuel ou collectif) et, d’autre part, elle suggère que l’avenir ne peut se déployer qu’à partir de la volonté (« the will » en anglais) qui chez un sujet dessine un cadre où ad-viendront les é-vénements (en anglais, remarque Arendt, c’est le même radical, will, qui est employé comme auxiliaire pour marquer grammaticalement le temps futur). Non pas, bien entendu, que le sujet décide lui-même de la réalité des événements à venir. La volonté du sujet forme un « dessein » qui « dessine » (les deux mots sont étymologiquement apparentés) : tout ce qui adviendra sera reçu, interprété, apparaîtra comme un appel à une conduite d’ores et déjà dessinée par cette volonté fondamentale, autrement dit par un « projet » au sens où Sartre conceptualise le mot dans L’existentialisme est un humanisme

L’exemple, relaté par Sartre dans la même conférence, de cet homme « entré dans l’ordre des Jésuites » est éclairant. Certains événements passés sont reliés entre eux, tous regardés comme marquants, tous interprétés comme des contre-performances, des « échecs », face aux injonctions sociales, finalement comme autant de « signes » qu’il doit s’en remettre à un autre cadre d’évaluation, à une autre volonté que la sienne et donc à une autre temporalité. C’est lui qui établit une coupure entre un « avant » et un « après », lui qui décide du moment de sa conversion religieuse, lui qui entre dans un temps qui n’est plus le temps des décisions humaines mais où se réalise la providence divine.

De même, dans la trajectoire d’un Van Gogh, c’est Vincent lui-même qui assumera le poids d’une histoire familiale et sociale et qui, avec le projet non pas de « faire de l’art mais d’ « exprimer soit dans la figure soit dans le paysage une profonde douleur » (Lettre à Théo), décidera, si tardivement, de se consacrer exclusivement à la peinture. Étudiant en théologie, amoureux plusieurs fois douloureusement éconduit, pasteur ouvrier sauvant un mineur lors d’un coup de grisou, employé dans une galerie d’art et finalement peintre lui-même, Vincent Van Gogh aura peut-être vécu son existence entière à « la lumière » d’un seul et même profond « désir » (une « étoile », ce qui signifie le latin de-siderium) qu’il aura identifié, étape par étape, de plus en plus clairement.  

Plus prosaïquement, si j’échoue dans mes études de médecine, si je n’atteins pas cet ob-jectif, ce n’est pas pour autant que mon pro-jet est remis en question. Il ne dépendra que de moi de réfléchir au projet sous-tendu par l’objectif de « devenir médecin » et aux formes que pourra prendre ce que un jour j’identifierai enfin, peut-être, comme ayant été une vocation. Après tout, n’y a-t-il pas plusieurs façons, ou modalités, pour assumer le modèle d’une personne qui « soigne », qui « prend soin » d’autrui? A ses propres yeux, Van Gogh ne se voyait pas lui-même « peintre » mais, essentiellement, quelqu’un qui apporte « consolation ». 

Autrement dit, un « projet » n’est pas suspendu à un avenir hypothétiquement favorable : un projet décide au présent de la façon dont un sujet déploie le temps de son existence, sélectionne, lit et relie les événements qui surviennent, comprend leur succession, interprète leur sens, y cherche signes et signification - à l’image et à la mesure de son projet.


[3. Quel rapport entre mes actions et mon projet? ]


Suis-je donc une créature modelée par une divinité, ou suis-je un agrégat de molécules régies par les lois physico-chimiques, ou suis-je un échantillon biologique apparaissant parmi tant d’autres dans la longue évolution des vivants, ou suis-je un composite de pulsions psychiques à jamais inconscientes, ou suis-je un produit socio-culturel, ou suis-je ce que mes coordonnées astrologiques prédisent que je dois être, ou suis-je un être chez qui « l’existence précède l’essence », c’est-à-dire un être qui commence par être et forme le projet d’être qui il est? C’est à moi de prendre position et cette position est mon projet. Quelle qu’elle soit, ma prise de position est sous ma responsabilité, elle se présente comme une « prise de conscience » et, en ce sens, elle est déjà une manifestation de ma subjectivité et de mon libre-arbitre. Car je ne puis être convaincu que par un acte de la pensée : raisonnement ou méditation ou contemplation ou rêverie ou production mentale dite pathologique (un humain ne peut-il pas se penser dauphin ou libellule ou, comme dans la première Méditation Métaphysique de Descartes, « s’imaginer être [une] cruches ou avoir un corps de verre »?), cette représentation est une pensée qui est sous ma responsabilité. Car je pourrais ne pas me penser comme je me pense, je pourrais ne pas être convaincu par telle ou telle théorie m’expliquant qui je suis et pourquoi je le suis. Je ne peux être convaincu qu’en donnant mon assentiment à une théorie que je fais mienne, que je suis prêt, pour reprendre une formulation cartésienne, à « recevoir en ma créance ».

« Pouvoir ne pas » : telle est la formulation qui éclaire le mieux ce qu’on appelle « libre-arbitre ». Or cette formulation concerne déjà l’acte de penser et l’acte de se penser. Dans Les identités meurtrières, Amin Maalouf analyse les processus par lesquels chacun.e d’entre nous est, dirait-on, « poussé.e » à revendiquer, parfois vivement, parfois spectaculairement, voire violemment, qui il est, qui elle est, comme si lui ou elle ne pouvait être rien d’autre que cela - ce qui pourra, quelques années ou décennies plus tard, être démenti par des revendications identitaires tout autres chez la même personne. Fondamentalement, comme l’explique Sartre dans L’être et le néant, « je ne suis pas ce que j’ai conscience d’être ». D’abord, parce que ce que je me dis « être », je ne fais que penser que je le suis et même si d’autres me le disaient, me le montraient ou même me le démontraient, encore faudrait-il que, cette image de moi-même, je la « reçoive en ma créance » et lui donne toute sa force de « définition » de moi-même et, donc, de détermination dans mon comportement. Mais aussi et surtout parce que, quoi que je sois, même objectivement, même physiquement, je reste un sujet qui pense, qui interprète, qui évalue, qui prend position. Je ne suis pas ce nez, ces yeux, ces parties génitales, cette couleur de peau, cette taille, ce handicap physique, cette maladie, cette origine sociale, cette histoire familiale, cette catégorie socio-professionnelle administrativement identifiée. Je suis un regard qui accorde ou non une importance à telle ou telle de ces caractéristiques, qui hiérarchise celles-ci, qui institue des valeurs pour me permet de les hiérarchiser. De cette évaluation dépendra mon rapport à ces caractéristiques, dépendra mon appréciation de mes « capacités » ou « inaptitudes », de mes « talents » ou mes « faiblesses », dépendront mes décisions et actions. 

A l’inverse, faire comme si j’étais ce que j’ai conscience d’être, en me masquant à moi-même tout le pouvoir de ma conscience, c’est-à-dire de ma subjectivité qui interprète et ap-précie (donne un prix, une valeur aux choses : « priser »), c’est, comme l’analyse Sartre dans L’être et le néant, « être de mauvaise foi ». Ordinairement, « la mauvaise foi » est un comportement de déni, quand je ne reconnais pas devant autrui ce que pourtant je sais par-devers moi. Dans le sens que lui donne Sartre, « la mauvaise foi » consiste en un comportement où je voudrais me faire croire que je suis ce que j’ai conscience d’être. On pourrait donc d’abord penser que Sartre inverse le sens de ce que signifie ordinairement l’expression « être de mauvaise foi » : après tout, être ce qu’on est et en prendre conscience, ne serait-ce pas au contraire être « de bonne foi »? Et pourtant c’est exactement le même sens que lui donne Sartre, s’il est vrai qu’une personne n’est pas, n’est jamais définie par, ce dont elle prend conscience à propos d’elle-même. Je peux prendre conscience de mon action, reconnaître son sens, sa portée (les préjudices éventuels causés à autrui par exemple). Je peux et même je le dois : c’est bien moi qui l’ai accomplie. Mais mon action n’est pas « ce que je suis », elle-même procède du projet qui est mien, ce projet dont je suis responsable au sens où je pourrais ne pas « être ce projet », ce projet qui m’a conduit à me comporter ainsi. Mon projet je le suis, je l’assume, ce qui signifie aussi : je pourrais ne plus l’être, je pourrais en changer, c’est-à-dire « me changer ». 

Je peux prendre conscience de moi comme sujet de mon action : mieux, je le dois. Car c’est à partir de mes actions que je pourrai identifier le projet qui en est la source. Mes actions et mon projet se conditionnent réciproquement mais ils ne se conditionnent pas sur le même plan. Mon projet détermine mes actions, il est leur « raison d’être », leur « ratio essendi » : j’agis ainsi parce que je suis ce projet. Sans un projet, il n’y aurait pas d’actions de la part d’un sujet. Inversement, mes actions sont pour moi le moyen de prendre conscience de mon projet, elles sont la ratio cognoscendi du projet : puisque j’agis ainsi, c’est que je suis ce projet. Sans mes actions, je ne pourrais prendre connaissance de mon projet. 

[Conclusion]


A l’issue de cette réflexion, il apparaît que, pour parler d’un « projet », l’emploi du verbe « être » est plus rigoureux que le verbe « avoir ». Car le projet que je suis dessine mon identité, c’est-à-dire « qui je suis ». « Le projet que je suis » détermine, au sens où le mot est couramment employé, «les projets » que j’ai » : « projet » d’études, « projet » professionnel, « projet » amoureux, « projet" de famille, « projet » d’habitation, « projet » d’acquisition, « projet » de loisir, etc.. Ainsi, comme y insiste Sartre dans L’existentialisme est un humanisme, « me marier, avoir des enfants, même si ce mariage dépend uniquement de ma situation, ou de ma passion, ou de mon désir » ou encore « si je suis un ouvrier, choisir d’adhérer à un syndicat chrétien plutôt que d'être communiste », ne sont que les « manifestations » d'un choix « plus originel, plus spontané que ce qu'on appelle volonté ». 

Ma liberté s’exerce donc en rapport avec le projet que je suis et que je pourrais ne pas être, non pas au niveau des projets que j’ai. Et ma liberté s’exerce déjà concrètement dans l’interprétation des actions que j’accomplis, de mes décisions, de ce que je dis vouloir, des objectifs que je me donne, des « projets que j’ai », comme des « manifestations » du « projet que je suis ». Car je peux décider de considérer cette succession de « projets que j’ai", cette suite d’objectifs à atteindre, comme l’expression de mon tempérament, de mon caractère, de mes aptitudes, toutes déterminées par mon inconscient, ou par une hérédité naturelle, ou par un héritage culturel ou encore comme la traduction d’une volonté surnaturelle. Dans tous les cas, je dois encore assumer que je suis ce projet jusqu’à ce que je prenne la décision d’être un projet autre.