C.-O. Verseau professeur agrégé de philosophie

"Polla ta deina" : l'énigme du deinon

Au premier vers du premier stasimon d'Antigone, la tragédie de Sophocle, on trouve ces mots :
"Il y a beaucoup de choses qui sont deina mais rien n'est plus deinon que l’homme."
Qu'est-ce que l'humain?
C'est l'être qui est "deinon" plus que tous les autres êtres.
"Deinon" est donc le mot qui permettrait de définir l'humain. Le problème est que, dans la langue grecque elle-même, le mot a de nombreuses significations et que, plus délicat encore, ce n'est pas l'une ou l'autre qui doit être retenue. Car c'est bien plutôt l'ensemble de toutes les significations possibles qui constituent la véritable signification. Ce qui fait que l'humain est le plus "deinon" des êtres, ce n'est pas qu'il est "admirable" ou "merveilleux" ou "étrange" ou "étonnant" ou "stupéfiant" ou "redoutable" ou "terrible" ou "effroyable", c'est qu'il peut recevoir tous ces qualificatifs.
On peut donc parler de "l'énigme du deinon" comme d'une énigme caractéristique de l'humain :
dans Heidegger et la question (1984) l'expression est proposée par Jacques Derrida pour évoquer la difficulté de traduire le mot grec et, avec elle, toutes les questions autour de l'humain qui peuvent être soulevées.

NB : c'est le même mot "deinόs" sur lequel est formé le radical entrant en composition dans le mot "dino-saure", qu'on peut traduire par " lézard terriblement grand". 

Voici des exemples de traductions proposées, toutes (sauf *) citées et commentées dans l'article d'Etienne Barilier
Luigi Alamanni 16ème s.
"Parmi tous les autres animaux
que la nature créa jamais, sous aucun climat
Personne (si l’on en juge bien)
N’est, plus que l’homme, nuisible et pervers
» 
Thomas Watson, 16ème s.  

"Il y a beaucoup de choses bien composées, mais rien n’existe qui soit plus sage que l’homme » 
F. Hölderlin, 18-19ème s. "Ungeheuer ist viel. Doch nichts
Ungeheuerer als der Mensch

Philippe Lacoue-Labarthe 20ème s., traduisant Hölderlin
"Beaucoup est monstrueux. Rien cependant qui soit
Plus monstrueux que l’homme
»
Leconte de Lisle, 19ème s.
« Beaucoup de choses sont admirables, mais rien n’est plus admirable que l’homme
»

Heidegger, 20ème s. , dans Limitation de l'être
deinon est traduit par le mot allemand Unheimlich   

traduit ainsi par Gilbert Kahn « Multiple l'inquiétant, rien cependant
au-delà de l'homme, plus inquiétant, ne se soulève en s'élevant »
Brecht, 20ème s.
"L’homme, dont la grandeur est monstrueuse quand il soumet la nature, devient un monstre énorme quand il soumet ses frères humains
»
Castoriadis, 20ème s., commente globalement le stasimon en écrivant
 

« l’homme se pose lui-même, l’essence de l’homme est autocréation »
Derrida, 20ème s., dans Heidegger et la question
"Il existe beaucoup de δεινά et rien de plus δεινόν que l’homme
» 
Maldiney, 20ème s. dans La prise
« Multiple l'inquiétant, mais plus inquiétant que l'homme il n'y a rien »  
Paul Mazon, 20ème s.
« Il est bien des merveilles en ce monde, il n’en est pas de plus grande que l’homme
»  
Jean et Mayotte Bollack, 20ème s.
« Combien de terreurs ! Rien n’est plus terrifiant que l’homme »
André Bonnard, 20ème s. « La nature est pleine de merveilles, mais l’homme est le chef-d’œuvre de la nature
»
*
Jean-Pierre Vernant, 20ème s., dans Mythe et tragédie en Grèce ancienne t.I, p.24"Quel est cet être que la tragédie qualifie de deinos, monstre incompréhensible et déroutant, à la fois agent et agi, coupable et innocent, lucide et aveugle, maîtrisant toute la nature par son esprit et incapable de se gouverner lui-même?"

Le mot grec deinon, δεινός :
Platon, 5ème-4ème s., Lachès (198 b) :
 

δεινὰ ἡγούμεθα ἃ δέος παρέχει
Nous nommons δεινά les choses qui inspirent de la crainte.
Le dictionnaire Bailly, 19-20ème s. :

δεινός signifie souvent « horrible, mauvais, malfaisant ». Δεινά παθεῖν, c’est « souffrir d’indignes traitements ». Cependant, il importe de nuancer : la peur n’est pas toujours causée par des réalités haïssables ou funestes ; elle peut l’être simplement par ce qui est extraordinaire, puissant, violent, ce qui frappe l’imagination, ce qui est étrange. Chez Sophocle lui-même, δεινόν γ’ εἶ πας signifie « Tu as dit des choses étranges » (Ajax, v. 11)
Jacques Lacan, 20ème s., Le Séminaire, liv.VII :
δεινόν est traduit par « formidable », compte tenu des deux acceptions, ancienne et moderne : l’homme est génial, magnifique, prodigieux, en même temps qu’il provoque la formido, la terreur ou la crainte. L’homme est à la fois « effrayant » et « épatant ».

Ci-dessous le stasimon entier dans la traduction de Leconte de Lisle, suivi du texte grec :
Strophe I.
Beaucoup de choses sont admirables, mais rien n'est plus admirable que l'homme. Il est porté par le Notos orageux à travers la sombre mer, au milieu de flots qui grondent autour de lui ; il dompte, d'année en année, sous les socs tranchants, la plus puissante des Déesses, Gaia, immortelle et infatigable, et il la retourne à l'aide du cheval.


Antistrophe I.
L'homme, plein d'adresse, enveloppe, dans ses filets faits de cordes, la race des légers oiseaux et les bêtes sauvages et la génération marine de la mer ; et il asservit par ses ruses la bête farouche des montagnes; et il met sous le joug le cheval chevelu et l'infatigable taureau montagnard, et il les contraint de courber le cou.

Strophe II.
Il s'est donné la parole et la pensée rapide et les lois des cités, et il a mis ses demeures à l'abri des gelées et des pluies fâcheuses. Ingénieux en tout, il ne manque jamais de prévoyance en ce qui concerne l'avenir. Il n'y a que le Hadès auquel il ne puisse échapper, mais il a trouvé des remèdes aux maladies dangereuses.

Antistrophe II.
Plus intelligent en inventions diverses qu'on ne peut l'espérer, il fait tantôt le bien, tantôt le mal, violant les lois de la patrie et le droit sacré des Dieux. Celui qui excelle dans la Ville mérite d'en être rejeté, quand, par audace, il agit honteusement. Que je n'aie ni le même toit, ni les mêmes pensées que celui qui agit ainsi ! Par un prodige incroyable, ce ne peut être Antigonè, bien que ce soit elle que je vois. Ô malheureuse fille du malheureux Oedipe, qu'y a-t-il ? Ceux-ci t'amènent-ils pour avoir méprisé la loi royale et avoir osé une action insensée ? 
Le texte grec :
πολλὰ τὰ δεινὰ κοὐδὲν ἀνθρώπου δεινότερον πέλει.
τοῦτο καὶ πολιοῦ πέραν πόντου χειμερίῳ νότῳ 335
χωρεῖ, περιβρυχίοισιν
περῶν ὑπ᾽ οἴδμασιν.
θεῶν τε τὰν ὑπερτάταν, Γᾶν
ἄφθιτον, ἀκαμάταν, ἀποτρύεται
ἰλλομένων ἀρότρων ἔτος εἰς ἔτος
ἱππείῳ γένει πολεύων. 340
κουφονόων τε φῦλον ὀρνίθων ἀμφιβαλὼν ἄγει
καὶ θηρῶν ἀγρίων ἔθνη πόντου τ᾽ εἰναλίαν φύσιν345
σπείραισι δικτυοκλώστοις,
περιφραδὴς ἀνήρ·
κρατεῖ δὲ μηχαναῖς ἀγραύλου
θηρὸς ὀρεσσιβάτα, λασιαύχενά θ᾽ 350
ἵππον ὀχμάζεται ἀμφὶ λόφον ζυγῶν
οὔρειόν τ᾽ ἀκμῆτα ταῦρον.
καὶ φθέγμα καὶ ἀνεμόεν φρόνημα καὶ ἀστυνόμους 355
ὀργὰς ἐδιδάξατο καὶ δυσαύλων
πάγων ὑπαίθρεια καὶ δύσομβρα φεύγειν βέλη
παντοπόρος· ἄπορος ἐπ᾽ οὐδὲν ἔρχεται
τὸ μέλλον· Ἅιδα μόνον φεῦξιν οὐκ ἐπάξεται· 360
νόσων δ᾽ ἀμηχάνων φυγὰς ξυμπέφρασται.
σοφόν τι τὸ μηχανόεν τέχνας ὑπὲρ ἐλπίδ᾽ ἔχων 365
τοτὲ μὲν κακόν, ἄλλοτ᾽ ἐπ᾽ ἐσθλὸν ἕρπει,
νόμους γεραίρων χθονὸς θεῶν τ᾽ ἔνορκον δίκαν,
ὑψίπολις· ἄπολις ὅτῳ τὸ μὴ καλὸν 370
ξύνεστι τόλμας χάριν. μήτ᾽ ἐμοὶ παρέστιος
γένοιτο μήτ᾽ ἴσον φρονῶν ὃς τάδ᾽ ἔρδει. 375
ἐς δαιμόνιον τέρας ἀμφινοῶ
τόδε· πῶς εἰδὼς ἀντιλογήσω
τήνδ᾽ οὐκ εἶναι παῖδ᾽ Ἀντιγόνην.
ὦ δύστηνος
καὶ δυστήνου πατρὸς Οἰδιπόδα, 380
τί ποτ᾽; οὐ δή που σέ γ᾽ ἀπιστοῦσαν
τοῖς βασιλείοισιν ἄγουσι νόμοις
καὶ ἐν ἀφροσύνῃ καθελόντες;