C.-O. Verseau professeur agrégé de philosophie

Crary / La fabrique du temps

Propos recueillis par Anastasia Vécrin  
pour le quotidien Libération
Traduction Valérie Munson
   "Confronté à la frénésie des marchés et des réseaux, l’homme vit sans temps morts. L’universitaire Jonathan Crary lance des pistes pour échapper à la logique dévastatrice du 24/7.
   L’adulte américain dort six heures et demie par nuit, contre huit pour la génération précédente et dix heures au début du XXe siècle. De quoi cette érosion du sommeil est-elle le symptôme ? Selon Jonathan Crary, professeur d’histoire de l’art et d’esthétique à l’université de Columbia, à New York, ce grignotage du temps caractérise le capitalisme contemporain, dont le mot d’ordre 24/7 (vingt-quatre heures sur vingt-quatre, sept jours sur sept) régit le quotidien de chacun. Travailler, jouer, consommer, bloguer, chater, tout est désormais possible à n’importe quelle heure du jour et de la nuit. Dans un essai, 24/7, le capitalisme à l’assaut du sommeil, il décrit la frénésie de cette nouvelle temporalité, où le sommeil apparaît comme le dernier moyen de résister.
«Vue de nuit», New York, 1932
    Comment définir le système «24/7» ?
   J’utilise cette formule pour sa force évocatrice plutôt que pour son exactitude théorique. Le 24/7 se réfère à une constellation de processus typiques de notre monde contemporain, caractérisé par une production incessante : l’accumulation, le shopping, le temps passé à la communication, aux jeux vidéo… Que ce soit au travail ou en vacances, il s’agit de l’impossibilité de trouver des moments vides d’activités, de se déconnecter. C’est un temps homogène, où il n’y a aucun temps mort, aucun silence, aucun instant de repos ou de retrait. C’est également une condition où l’on est exposé constamment, un monde sans ombre, où rien ne peut être caché ou rester privé.
Dans ce temps sans temps, chaque moment, chaque relation sociale est monétisé pour faire en sorte que tout dans nos vies soit convertible avec les valeurs du marché. Et le sommeil, dernier rempart à la pleine réalisation du capitalisme 24/7 est fragmenté, saccagé, pour créer un état d’insomnie généralisé. A la limite, il ne nous reste plus qu’à acheter du sommeil.
   Où ce nouveau capitalisme trouve-t-il ses origines ?

  Vers la fin du XVIIIe siècle, à l’époque des premières usines textiles construites pour fonctionner pendant vingt-quatre heures. C’était une nouveauté extraordinaire et un défi précoce dans les grandes temporalités de l’univers agraire, façonnées par les cycles naturels et le rythme des saisons. Au XIXe siècle, les systèmes modernes de circulation et de flux, que ce soient les chemins de fer ou les fils du télégraphe, ont été construits pour faciliter ce que Marx appelait «la continuité constante» de l’expansion économique et de l’accumulation.
  Au XXIe siècle, ce principe de circulation et d’activité incessante est presque omniprésent. Notre monde s’apparente à un univers dont toutes les ampoules auraient été allumées sans plus aucun interrupteur pour les éteindre. Depuis une quinzaine d’années, un paradigme a vu le jour : une demande forte pour que les êtres humains réorganisent leur vie pour se conformer à cette continuité. Evidemment, cette phase correspond au néolibéralisme et à la fin du capitalisme réglementé. Une sorte de biodérégulation se dessine, dans laquelle le temps consacré au repos, à la santé et au bien-être devient trop cher pour pouvoir se faire une place au sein de l’économie mondiale.
   Que révèle cette temporalité où le sommeil est pris d’assaut ?
 
  Mon but dans ce livre n’est pas de dire que le fait de «dormir» est en danger, mais plutôt de montrer que dormir révèle une incompatibilité entre la vie de l’homme et la logique 24/7 des marchés et des réseaux. Durant des décennies, les postmodernistes nous ont répété que chaque aspect de la vie est construit historiquement et qu’il n’y a pas de fonction essentielle qui ne soit à l’abri du changement ou de l’intervention technique. Nous serions en quelque sorte en train de devenir des post-hybrides. Je pense au contraire que le sommeil est l’exemple crucial d’un élément essentiel à la vie humaine que l’on ne pourra jamais réinventer ou modifier. Savoir qu’un laps de temps humain peut échapper au contrôle et aux forces de la finance est une source d’optimisme. Ce temps de sommeil peut être rogné, mais jamais maîtrisé ou rationalisé.
Quels sont les dangers du 24/7 ? 
Ils sont multiples et potentiellement catastrophiques. Notre monde néolibéral se caractérise entre autres par son manque de respect pour toute notion de préservation et de conservation. Prenons l’exemple de la forêt tropicale du parc national Yasuni en Equateur, terre d’une population indigène, dont les sous-sols sont riches en pétrole brut. Quand le gouvernement a proposé qu’il n’y ait pas de forage si un fonds global d’au moins 3 milliards de dollars (2,2 milliards d’euros) n’était levé pour compenser les sacrifices liés aux revenus du pétrole, les institutions les plus riches de la planète n’ont trouvé que quelques millions de dollars. La leçon est la suivante : s’il existe des ressources à exploiter ou à extraire, quelle que soit leur nature et peu importe l’endroit, elles le seront. Partout sur la planète, ce système effréné opère : frénésie de pillage et d’accumulation, que ce soit la fracturation hydraulique, les mines de charbon, le forage offshore, l’agriculture industrielle, la pollution des océans et des rivières. Cette logique de saisie des ressources exige une activité sans interruption. Et, évidemment, elle accélère également le réchauffement global de la planète.
   Nous avons tendance à penser que nous sommes entrés dans une nouvelle ère de mondes virtuels et dématérialisés avec les technologies numériques, la robotique et la bio-ingénierie, mais la force motrice du capitalisme du XXIe siècle réside dans le pillage de la Terre et de ses matières premières.
   Enfin, ces temporalités sont dévastatrices pour la vie sociale. Elles posent l’illusion d’un temps sans attente, d’une instantanéité à la demande d’obtenir et de posséder, indépendamment de la présence physique d’autrui et de toute responsabilité. La patience individuelle et la sollicitude qui sont essentielles à toute forme de démocratie directe - savoir écouter les autres et attendre son tour pour parler - sont complètement sapées par ce système. L’attente, le fait de prendre des détours sont problématiques, car le capitalisme est incompatible avec un comportement social qui implique le partage, la réciprocité ou la coopération.
    Est-il possible de résister ?
   On peut répondre différemment selon le lieu où l’on se situe. Cette forme de capitalisme est bien plus désastreuse pour les habitants du sud de la planète. En Europe et en Amérique du Nord, on voit des résistances s’exprimer autour de stratégies de refus ou d’exode. Mais toute résistance efficace implique d’inventer de nouveaux modes de vie. Et avant qu’ils émergent, il faut repenser radicalement nos besoins et redécouvrir nos propres désirs.
   Cela implique d’arrêter d’acheter ce que l’on nous fait passer pour des besoins et de désavouer radicalement le rôle du consommateur. Cela veut dire refuser le caractère destructeur de la culture millionnaire, la toxicité de toutes les images et des fantasmes de la richesse matérielle. Pour ceux d’entre nous qui ont des enfants, cela suppose d’abandonner toutes les espérances impossibles et désespérées qu’on projette pour leur carrière professionnelle. Et, à l’inverse, de leur proposer la vision d’un avenir habitable et partagé. Tout cela ne serait toutefois que le commencement, les préliminaires, à un programme politique plus important.
   Des initiatives pour ralentir et promouvoir des actions durables sont à l’œuvre en Europe. Qu’en est-il aux Etats-Unis ?
   Indépendamment des intentions, ces initiatives ne sont que des palliatifs ou des stratégies managériales pour que les gens acceptent mieux le caractère oppressant et précaire de leur vie. Sans transformation plus large du système, elles sont inefficaces ou vouées à l’échec. Prenons par exemple le life hacking, ces astuces et outils pour optimiser le quotidien n’ont rien à voir avec le fait de créer du lien, mais relèvent plutôt de stratégies individuelles pour améliorer sa survie sociale et sa propre réussite. De même pour la pleine conscience, cette méditation visant à réduire le stress, très en vogue chez les cadres de la Silicon Valley : c’est là encore un moyen de se concentrer sur son ascension dans la hiérarchie de l’entreprise.
   Le 24/7 signerait la fin de l’échelle humaine, de tout rapport social. Pourrait-il, au contraire, favoriser l’humain en le rendant plus accessible ?
    Certes, les médias et les sociétés high-tech nous disent qu’être sans cesse connecté est une bonne chose. Une idée reçue, sans doute due à la déformation de la langue. Les «connexions» digitales ont moins à voir avec les relations humaines qu’avec un usage compulsif de plateformes et de services de communication où les rapports humains sont réduits à des opérations répétitives et homogènes commandées par l’incitation à l’autopromotion et l’automarketing. Le fait d’être connecté devient alors fantomatique, où «manager» un ami n’est pas très éloigné de la gestion d’un compte bancaire.
  La dénaturation du mot «partager» est pire encore. Le partage se réduit à afficher des identités digitales souriantes, que nous créons pour nous-mêmes, via des formules préfabriquées et de contenus monétisés et qui désactivent la conscience de soi, nécessaire à un véritable partage et à une attention réelle aux autres. Nous sommes aussi incités à «sharer» au profit de toutes les opérations 24/7, comme le data mining, qui analyse les informations des bases de données et nos habitudes de consommateur et qui surveille ainsi bien plus nos vies que la NSA ou les renseignements.
   Comment reconquérir notre quotidien ?
   Il n’y a pas de réponse toute faite. Cependant, je suis totalement en désaccord avec ceux qui prétendent que le noyau du quotidien a été en quelque sorte déplacé vers Internet et les médias sociaux. Ce qui caractérise la vie de tous les jours, pour Maurice Blanchot, Henri Lefebvre et d’autres, c’est que ces routines, ces ennuis et ces habitudes se déroulent sans préavis.
   Au cœur de la vie quotidienne, il y a quelque chose de fugitif et d’insaisissable, que les médias sociaux éliminent complètement. Comment le quotidien peut-il avoir un lien avec tous ces moments où chaque geste, chaque clic est enregistré, archivé et analysé dans le but d’anticiper nos choix et nos désirs?
   C’est pourquoi j’ai choisi comme épigraphe de cet essai quelques mots d’un poème d’Auden, où il dit que si nous abandonnons le partage et la réciprocité d’un monde vécu en commun, «nous faisons du jour un épouvantail», un jour incomplet et faux et «de notre monde commun un fouillis sans fin». "