C.-O. Verseau professeur agrégé de philosophie

Benjamin / L'habitant, un hôte?

« 8 juin : Une après-midi vraiment mémorable avec Brecht. Des propos sur les « phrases », comme on peut entendre dans la bouche de Brecht en ce moment à peu près tous les jours, partirent dans une direction singulière à la suite d'une objection que je lui ai faite. Je m'opposais à sa recherche sur les « conceptions » et réclamai à sa place, je ne sais moi-même plus comment, une enquête sur les modes de comportement. Ma proposition rejoignait mon sujet de prédilection, une enquête sur les modes de comportement ; Brecht me suivit sur ce point avec beaucoup d'enthousiasme et nous fit une extraordinaire présentation de sa manière d'habiter que je mis ensuite en parallèle avec une autre – que je n'ai pas présentée précisément comme la mienne propre. Le cours de nos pensées a d'ailleurs été noté dans sa totalité. Je le connais à fond et le restitue de mémoire. On a reconnu que les deux modes de comportement sont dialectiques et on les a présentés dans leur polarité. Brecht est parti de son mode d'habitation « réciproque ». C'est un mode d'habitation qui façonne l'environnement et l'aménage à sa mesure, de façon souple et adaptée; un mode où celui qui habite est à sa manière chez lui ; il mit ce mode en parallèle avec son autre mode d'habitation, une attitude qui consiste à ne se sentir partout que comme un invité; puis il a décliné toute responsabilité vis-à-vis de ce qui lui est utile; il se sent comme invité par le fauteuil où il prend place et, à un moment donné, il se sent congédié. Je parviens alors à montrer le mode d'habitation sous un aspect dialectique totalement différent. Je réussis également à ôter à Brecht l'impression que mon exposé se contente de paraphraser ses propres remarques. Je distingue le mode d'habitation qui donne à l'habitant le maximum d'habitude et celui qui lui en donne le minimum. Les deux extrêmes sont pathologiques. Il y a vraisemblablement une première différence entre ces types et ceux que Brecht a décrits en ceci qu'ils tendent à s'éloigner l'un de l'autre, tandis que ceux-ci ont tendance à se rapprocher. Le mode qui donne à l'habitant le maximum d'habitudes est celui que se représente la logeuse; l'homme devient fonction des opérations que les accessoires exigent de lui. Ici règne une relation de l'habitant avec le monde des choses tout autre que dans le mode « réciproque » d'habiter; ici les choses (qu'elles soient la propriété de l'habitant au sens juridique du terme ou non) sont prises au sérieux, dans le mode « réciproque », elles rendent à peu près les services d'un dispositif scénique; on pourrait dire aussi que dans le premier cas on habite un dispositif, dans l'autre un intérieur. Il est plus difficile de déterminer le facteur de l'habitude dans le mode d'habitation « réciproque », tandis que pour celui qui habite comme un invité, ce facteur est parfaitement défini par le mot de Nietzsche : « j'aime les habitudes courtes ». Le quatrième mode d'habitation enfin, celui qui donne à l'habitant le minimum d'habitudes, est l'installation de fortune. Cette conception elle aussi trouve son expression la plus élaborée dans la générosité de la logeuse. En son centre il y a le mauvais locataire et les dégradations; car l'installation de fortune est le mode d'habitation destructeur, un mode d'habitation qui ne laisse se former aucune habitude parce qu'il se débarrasse progressivement des choses qui en sont les points d'appui ».