C.-O. Verseau professeur agrégé de philosophie

Y a-t-il des désirs irréalisables ?

      On dit que … [expliciter le sens de « irréalisable »]
Grande et variée peut être la frustration des humains tant leurs désirs semblent devoir se heurter aussi bien aux lois des hommes qu'à celles de la nature, aussi bien aux obligations (morales, civiles ou religieuses) qu'aux nécessités strictement physiques. Il y a des fruits défendus, des désirs déplacés, indécents, voire obscènes, des désirs que les humains ne peuvent satisfaire au sens où il n'en ont pas le droit. Mais, d'abord, il y a les « désirs irréalisables », des désirs que les humains ne pourront satisfaire au sens où il n'en auront jamais les moyens, chaque fois qu'ils désirent, comme on dit, « l'impossible » : remonter dans le temps (la nostalgie), être en plusieurs lieux à la fois (l'illusion ubiquitaire), être toujours (ne jamais mourir) ou, même, avoir toujours été (n'être pas né).

Et pourtant …[qu'est-ce qui ne serait pas encore réel dans le désir et qui devrait le devenir?]
Et pourtant, si le constat semble donc s'imposer qu' « il y a des désirs irréalisables », on constate également que savoir qu'un désir est irréalisable n'en détourne point. Même si on ne peut faire correspondre à son désir aucun objet réel, on a réellement ce désir et, davantage, on y tient dans la mesure même où on s'y reconnaît soi-même. Car on peut se retrouver dans un désir quoiqu'on ne puisse trouver dans la réalité quelque objet qui lui corresponde. Un désir irréalisable n'est donc pas un désir insensé. En tant qu'acte, « le désir » est d'ailleurs pleinement réel et ce n'est qu'en envisageant l'objet du désir, souvent confondu dans la langue avec l'acte même de désirer, qu'on vide le désir de réalité, autrement dit que le désir apparaît essentiellement comme un manque que seul l'objet pourrait combler. Il resterait toutefois à savoir de quoi le désir est au fond le manque : comment savoir ce qu'on désire profondément, fondamentalement? Et, tant que la clarté n'est pas faite sur l' « obscur objet » de son désir, comment se prononcer sur le caractère réalisable ou irréalisable du désir ?

Perspective [la question initiale ne se pose qu'en rapport avec une certaine définition du « désir », qui peut être revue et modifiée]
Nous commencerons donc par montrer que, si le sens du désir doit se limiter au rapport à son objet, aucun désir n'est dans ce cas « réalisable » à proprement parler. Car le désir n'est qu'une approche qui laisse toujours encore à distance, toujours distinct de soi, l'objet désiré : nul ne devient ce qu'il désire, même lorsqu'il l'obtient. Nous montrerons ensuite que l'éloignement concerne d'abord et surtout la connaissance, voire la reconnaissance, de ce qu'on désire : avant même de prendre et de se saisir de l'objet, encore faut-il comprendre ce qu'on désire au fond. Enfin, ayant mis en évidence la tension propre au désir, qui est autant un questionnement sur son objet qu'une poursuite de celui-ci, nous définirons le désir comme une évaluation n'appelant aucune autre réalité que celle de l'acte lui-même. Car qu'est-ce que « désirer » si ce n'est valoriser, c'est-à-dire faire être du préférable, réaliser du désirable ?