Grande
et variée peut être la frustration des humains tant leurs désirs
semblent devoir se heurter aussi bien aux lois des hommes qu'à
celles de la nature, aussi bien aux obligations (morales, civiles ou
religieuses) qu'aux nécessités strictement physiques. Il y a des
fruits défendus, des désirs déplacés, indécents, voire obscènes,
des désirs que les humains ne peuvent satisfaire au sens où il n'en
ont pas le droit. Mais, d'abord, il y a les « désirs
irréalisables », des désirs que les humains ne pourront
satisfaire au sens où il n'en auront jamais les moyens, chaque fois qu'ils désirent, comme on dit,
« l'impossible » : remonter dans le temps (la
nostalgie), être en plusieurs lieux à la fois (l'illusion
ubiquitaire), être toujours (ne jamais mourir) ou, même, avoir
toujours été (n'être pas né).
Et
pourtant …[qu'est-ce qui ne serait pas encore réel dans le désir
et qui devrait le devenir?]
Et pourtant, si le constat semble donc s'imposer qu' « il y a des
désirs irréalisables », on constate également que savoir
qu'un désir est irréalisable n'en détourne point. Même si on ne
peut faire correspondre à son désir aucun objet réel, on a
réellement ce désir et, davantage, on y tient dans la mesure même
où on s'y reconnaît soi-même. Car on peut se retrouver dans
un désir quoiqu'on ne puisse trouver dans la réalité quelque objet
qui lui corresponde. Un désir irréalisable n'est donc pas un désir
insensé. En tant qu'acte, « le désir » est d'ailleurs
pleinement réel et ce n'est qu'en envisageant l'objet du désir,
souvent confondu dans la langue avec l'acte même de désirer, qu'on
vide le désir de réalité, autrement dit que le désir
apparaît essentiellement comme un manque que seul l'objet pourrait
combler. Il resterait toutefois à savoir de quoi le désir est au
fond le manque : comment savoir ce qu'on désire profondément,
fondamentalement? Et, tant que la clarté n'est pas faite sur
l' « obscur objet » de son désir, comment se
prononcer sur le caractère réalisable ou irréalisable du désir ?
Perspective [la question initiale ne se pose qu'en rapport avec
une certaine définition du « désir », qui peut être
revue et modifiée]
Nous commencerons donc par montrer que, si le sens du désir doit se
limiter au rapport à son objet, aucun désir n'est dans ce cas
« réalisable » à proprement parler. Car le désir n'est
qu'une approche qui laisse toujours encore à distance, toujours
distinct de soi, l'objet désiré : nul ne devient ce qu'il
désire, même lorsqu'il l'obtient. Nous montrerons ensuite que
l'éloignement concerne d'abord et surtout la connaissance, voire la
reconnaissance, de ce qu'on désire : avant même de prendre et
de se saisir de l'objet, encore faut-il comprendre ce qu'on désire
au fond. Enfin, ayant mis en évidence la tension propre au désir,
qui est autant un questionnement sur son objet qu'une poursuite de
celui-ci, nous définirons le désir comme une évaluation n'appelant
aucune autre réalité que celle de l'acte lui-même. Car qu'est-ce
que « désirer » si ce n'est valoriser, c'est-à-dire
faire être du préférable, réaliser du désirable ?