D - "Mais plus le vendeur est correct, plus
l’acheteur est pervers ; tout vendeur cherche à satisfaire un
désir qu’il ne connaît pas encore, tandis que l’acheteur soumet
toujours son désir à la satisfaction première de pouvoir refuser
ce qu’on lui propose ; ainsi son désir inavoué est exalté par le
refus, et il oublie son désir dans le plaisir qu’il a d’humilier
le vendeur. Mais je ne suis pas de la race des commerçants qui
inversent leurs enseignes pour satisfaire le goût des clients pour
la colère et l’indignation. Je ne suis pas là pour donner du
plaisir, mais pour combler l’abîme du désir, rappeler le désir,
obliger le désir à avoir un nom, le traîner jusqu’à terre, lui
donner une forme et un poids, avec la cruauté obligatoire qu’il y
a à donner une forme et un poids au désir. Et parce que je vois le
vôtre apparaître comme la salive au coin de vos lèvres que vos
lèvres ravalent, j’attendrai qu’il coule le long de votre menton
ou que vous le crachiez avant de vous tendre un mouchoir, parce que
si je vous le tendais trop tôt, je sais que vous me le refuseriez,
et c’est une souffrance que je ne veux point souffrir".
C - "Vous n’êtes pas là pour satisfaire des désirs. Car des désirs, j’en avais, ils sont tombés autour de nous, on les a piétinés ; des grands, des petits, des compliqués, des faciles, il vous aurait suffi de vous baisser pour en ramasser par poignées ; mais vous les avez laissé rouler vers le caniveau, parce que même les petits, même les faciles, vous n’avez pas de quoi les satisfaire. Vous êtes pauvre, et vous êtes ici non par goût mais par pauvreté, nécessité et ignorance."
Bernard-Marie Koltès, Dans la solitude d'un champ de coton (1985)