C.-O. Verseau professeur agrégé de philosophie

Freud / Parler à la croisée de ses désirs

Sigmund Freud, Psychopathologie de la vie quotidienne 
(ch.2. Oubli de mots appartenant à des langues étrangères)
    
"Le vocabulaire usuel de notre langue maternelle semble, dans les limites du fonctionnement normal de nos facultés, préservé contre l’oubli. Il en est, on le sait, autrement des mots appartenant à des langues étrangères. Dans ce dernier cas, la disposition à l’oubli existe pour toutes les parties du discours, et nous avons un premier degré de perturbation fonctionnelle dans l’irrégularité avec laquelle nous manions une langue étrangère, selon notre état général et notre degré de fatigue. Dans certains cas, l’oubli de mots étrangers obéit au mécanisme que nous avons décrit à propos du cas Signorelli. Je citerai, à l’appui de cette affirmation, une seule analyse, mais pleine de détails précieux, relative à l’oubli d’un mot non substantif, faisant partie d’une citation latine. Qu’on me permette de relater ce petit accident en détail et d’une façon concrète.
   L’été dernier, j’ai renouvelé, toujours au cours d’un voyage de vacances, la connaissance d’un jeune homme de formation universitaire et qui (je ne tardai pas à m’en apercevoir) était au courant de quelques-unes de mes publications psychologiques. Notre conversation, je ne sais trop comment, tomba sur la situation sociale à laquelle nous appartenions tous deux et lui, l’ambitieux, se répandit en plaintes sur l’état d’infériorité auquel était condamnée sa génération, privée de la possibilité de développer ses talents et de satisfaire ses besoins. Il termina sa diatribe passionnée par le célèbre vers de Virgile, dans lequel la malheureuse Didon s’en remet à la postérité du soin de la venger de l’outrage que lui a infligé Énée : Exoriare..., voulait-il dire, mais ne pouvant pas reconstituer la citation, il chercha à dissimuler une lacune évidente de sa mémoire, en intervertissant l’ordre des mots : 
Exoriar(e) ex nostris ossibus ultor! 
Il me dit enfin, contrarié :
   – Je vous en prie, ne prenez pas cette expression moqueuse, comme si vous trouviez plaisir à mon embarras. Venez-moi plutôt en aide. Il manque quelque chose à ce vers. Voulez-vous m’aider à le reconstituer?
– Très volontiers, répondis-je, et je citai le vers complet :

Exoriar(e) aliquis nostris ex ossibus ultor!*
– Que c’est stupide d’avoir oublié un mot pareil! D’ailleurs, à vous entendre, on n’oublie rien sans raison. Aussi serais-je très curieux de savoir comment j’en suis venu à oublier ce pronom indéfini aliquis.
J’acceptai avec empressement ce défi, dans l’espoir d’enrichir ma collection d’un nouvel exemple. Je dis donc :
– Nous allons le voir. Je vous prie seulement de me faire part loyalement et sans critique de tout ce qui vous passera par la tête, lorsque vous dirigerez votre attention, sans aucune intention définie, sur le mot oublié.
– Fort bien! Voilà que me vient l’idée ridicule de décomposer le mot en a et liquis. – Qu’est-ce que cela signifie? – Je n’en sais rien. – Quelles sont les autres idées qui vous viennent à ce propos? – Reliques. Liquidation. Liquide. fluide. Cela vous dit-il quelque chose? – Non, rien du tout. Mais continuez.
– Je pense, dit-il avec un sourire sarcastique, à Simon de Trente, dont j’ai, il y a deux ans, vu les reliques dans une église de Trente. Je pense aux accusations de meurtres rituels qui, en ce moment précisément, s’élèvent de nouveau contre les Juifs, et je pense aussi à l’ouvrage de Kleinpaul qui voit dans ces prétendues victimes des Juifs des incarnations, autant dire de nouvelles éditions, du Sauveur. -Cette dernière idée n’est pas tout à fait sans rapport avec le sujet dont nous nous entretenions, avant que vous ait échappé le mot latin. – C’est exact. Je pense ensuite à un article que j’ai lu récemment dans un journal italien. Je crois qu’il avait pour titre : « L’opinion de saint Augustin sur les femmes. » Quelles conclusions tirez-vous de tout cela? – J’attends. – Et maintenant me vient une idée qui, elle, est certainement sans rapport avec notre sujet. – Je vous en prie, abstenez-vous de toute critique. – Vous me l’avez déjà dit. Je me souviens d’un superbe vieillard que j’ai rencontré la semaine dernière au cours de mon voyage. Un vrai original. Il ressemble à un grand oiseau de proie. Et, si vous voulez le savoir, il s’appelle Benoît. – Voilà du moins toute une série de saints et de pères de l’Église : saint Simon, saint Augustin, saint Benoît. Un autre père de l’Église s’appelait, je crois, Origène (Origines). Trois de ces noms sont d’ailleurs des prénoms comme Paul dans Kleinpaul. – Et maintenant je pense à saint Janvier et au miracle de son sang. Mais tout cela se suit mécaniquement. – Laissez ces observations. Saint Janvier et saint Augustin font penser tous deux au calendrier. Voulez-vous bien me rappeler le miracle du sang? – Très volontiers, Dans une église de Naples, on conserve dans une fiole le sang de saint Janvier qui, grâce à un miracle, se liquéfie de nouveau tous les ans, un certain jour de fête. Le peuple tient beaucoup à ce miracle et se montre très mécontent lorsqu’il est retardé, comme ce fut une fois le cas, lors de l’occupation française. Le général commandant – n’était-ce pas Garibaldi ? – prit alors le curé à part et, lui montrant d’un geste significatif les soldats rangés dehors, lui dit qu’il espérait que le miracle ne tarderait pas à s’accomplir. Et il s’accomplit en effet. – Et ensuite? Continuez donc. Pourquoi hésitez-vous? – Je pense maintenant à quelque chose... Mais c’est une chose trop intime pour que je vous en fasse part... Je ne vois d’ailleurs aucun rapport entre cette chose et ce qui nous intéresse et, par conséquent, aucune nécessité de vous la raconter... – Pour ce qui est du rapport, ne vous en préoccupez pas. Je ne puis certes pas vous forcer à me raconter ce qui vous est désagréable; mais alors ne me demandez pas de vous expliquer comment vous en êtes venu à oublier ce mot aliquis. – Réellement? Croyez-vous? Et bien, j’ai pensé tout à coup à une dame dont je pourrais facilement recevoir une nouvelle aussi désagréable pour elle que pour moi. – La nouvelle que ses règles sont arrêtées? -Comment avez-vous pu le deviner? – Sans aucune difficulté. Vous m’y avez suffisamment préparé. Rappelez-vous tous les saints du calendrier dont vous m’avez parlé, le récit sur la liquéfaction du sang s’opérant un jour déterminé, sur l’émotion qui s’empare des assistants lorsque cette liquéfaction n’a pas lieu, sur la menace à peine déguisée que si le miracle ne s’accomplit pas, il arrivera ceci et cela... Vous vous êtes servi du miracle de saint Janvier d’une façon remarquablement allégorique, comme d’une représentation imagée de ce qui vous intéresse concernant les règles de la dame en question. – Et je l’ai fait sans le savoir. Croyez-vous vraiment que si j’ai été incapable de reproduire le mot aliquis, ce fut à cause de cette attente anxieuse? – Cela me paraît hors de doute. Rappelez-vous seulement votre décomposition du mot en a et liquis et les associations : reliques, liquidation, liquide. Dois-je encore faire rentrer dans le même ensemble le saint Simon, sacrifié alors qu’il était encore enfant et auquel vous avez pensé, après avoir parlé de reliques? – Abstenez-vous en plutôt. J’espère que si j’ai réellement eu ces idées, vous ne les prenez pas au sérieux. Je vous avouerai en revanche que la dame dont il s’agit est une Italienne, en compagnie de laquelle j’ai d’ailleurs visité Naples. Mais ne s’agirait-il pas dans tout cela de coïncidences fortuites ? – A vous de juger si toutes ces coïncidences se laissent expliquer par le seul hasard. Mais je tiens à vous dire que toutes les fois où vous voudrez analyser des cas de ce genre, vous serez infailliblement conduits à des « hasards » aussi singuliers et remarquables."


* Que naisse (exoriar) de mes os (ex nostris ossibus) quelque vengeur (aliquis ultor)! Didon en appelle à son enfant, fruit de son amour pour Enée, pour que, une fois né, celui-ci vienne la venger de l'outrage que son père a infligé à sa propre mère.