Freud, Cinq leçons sur la psychanalyse, 1909
"La malade du Dr Breuer était une jeune fille de vingt et un ans,
très intelligente, qui manifesta au cours des deux années de
sa maladie une série de troubles physiques et mentaux plus ou moins
graves. Elle présenta une contracture des deux extrémités
droites avec anesthésie ; de temps en temps la même affection
apparaissait aux membres du côté gauche; en outre, trouble des
mouvements des yeux et perturbations multiples de la capacité
visuelle ; difficulté à tenir la tête droite; toux nerveuse
intense, dégoût de toute nourriture et, pendant plusieurs
semaines, impossibilité de boire malgré une soif dévorante. Elle
présentait aussi une altération de la fonction du langage, ne
pouvait ni comprendre ni parler sa langue maternelle. Enfin, elle
était sujette à des « absences », à des états de
confusion, de délire, d'altération de toute la personnalité ;
ce sont là des troubles auxquels nous aurons à accorder toute notre
attention.
Il semble naturel de penser que des symptômes tels que ceux que nous
venons d'énumérer révèlent une grave affection, probablement du
cerveau, affection qui offre peu d'espoir de guérison et qui sans
doute conduira promptement à la mort. Les médecins diront
pourtant que, dans une quantité de cas aux apparences aussi graves,
on peut formuler un pronostic beaucoup plus favorable. Lorsque des
symptômes de ce genre se rencontrent chez une jeune femme dont les
organes essentiels, le cœur, les reins, etc., sont tout à fait
normaux, mais qui a eu à subir de violents chocs affectifs, et
lorsque ces symptômes se développent d'une façon capricieuse
et inattendue, les médecins se sentent rassurés. Ils reconnaissent
en effet qu'il s'agit là, non pas d'une affection organique du
cerveau, mais de cet état bizarre et énigmatique auquel les
médecins grecs donnaient déjà le nom d'hystérie, état capable de
simuler tout un ensemble de troubles graves, mais qui ne met pas la
vie en danger et qui laisse espérer une guérison complète. Il
n'est pas toujours facile de distinguer une telle hystérie
d'une profonde affection organique. Mais il ne nous importe pas ici
de savoir comment on établit ce diagnostic différentiel ;
notons simplement que le cas de la jeune fille de Breuer est de ceux
qu'aucun médecin habile ne manquera de ranger dans l'hystérie. Il
convient de rappeler ici que les symptômes de la maladie sont
apparus alors que la jeune fille soignait son père qu'elle adorait
(au cours d'une maladie à laquelle il devait succomber) et que sa
propre maladie l'obligea à renoncer à ces soins.
Les renseignements qui précèdent épuisent ce que les médecins
pouvaient nous apprendre sur le cas qui nous intéresse. Le moment
est venu de quitter ces derniers. Car il ne faut pas s'imaginer que
l'on a beaucoup fait pour la guérison, lorsqu'on a substitué
le diagnostic d'hystérie à celui d'affection cérébrale organique.
L'art médical est le plus souvent aussi impuissant dans un cas que
dans l'autre. Et quand il s'agit d'hystérie, le médecin n'a rien
d'autre à faire qu'à laisser à la bonne nature le soin d'opérer
le rétablissement complet qu'il est en droit de pronostiquer .
Si le diagnostic d'hystérie touche peu le malade, il touche beaucoup
le médecin. Son attitude est tout autre à l'égard de
l'hystérique qu'à l'égard de l'organique. Il n'accorde pas à
celui-là le même intérêt qu'à celui-ci, car son mal est bien
moins sérieux, malgré les apparences. N'oublions pas non plus
que le médecin, au cours de ses études, a appris (par exemple dans
des cas d'apoplexie ou de tumeurs) à se représenter plus ou moins
exactement les causes des symptômes organiques. Au contraire, en
présence des singularités hystériques, son savoir, sa science
anatomique, physiologique et pathologique le laissent en l’air. Il
ne peut comprendre l'hystérie, en face d'elle il est incompétent.
Ce qui ne vous plaît guère quand on a l'habitude de tenir en haute
estime sa propre science. Les hystériques perdent donc la sympathie
du médecin, qui les considère comme des gens qui transgressent les
lois (comme un fidèle à l'égard des hérétiques). Il les juge
capables de toutes les vilenies possibles, les accuse d'exagération
et de simulation intentionnelles ; et il les punit en leur
retirant son intérêt.
André Brouillet, Une leçon clinique à la Salpêtrière, 1887
Le Dr Breuer, lui, n'a pas suivi une telle conduite. Bien que tout
d'abord il fût incapable de soulager sa malade, il ne lui refusa ni
sa bienveillance ni son intérêt. Sans doute sa tâche fut-elle
facilitée par les remarquables qualités d'esprit et de caractère
dont elle témoigna. Et la façon sympathique avec laquelle il
se mit à l'observer lui permit bientôt de lui porter un premier
secours.
On avait remarqué que dans ses états d'absence, d'altération
psychique avec confusion, la malade avait l'habitude de murmurer
quelques mots qui semblaient se rapporter à des préoccupations
intimes. Le médecin se fit répéter ses paroles et, ayant mis la
malade dans une sorte d'hypnose, les lui répéta mot à mot,
espérant ainsi déclencher les pensées qui la préoccupaient. La
malade tomba dans le piège et se mit à raconter l'histoire dont les
mots murmurés pendant ses états d'absence avaient trahi
l'existence. C'étaient des fantaisies d'une profonde tristesse,
souvent même d'une certaine beauté - nous dirons des rêveries -
qui avaient pour thème une jeune fille au chevet de son
père malade. Après avoir exprimé un certain nombre de ces
fantaisies, elle se trouvait délivrée et ramenée à une vie
psychique normale. L'amélioration, qui durait plusieurs heures,
disparaissait le jour suivant, pour faire place à une nouvelle
absence que supprimait, de la même manière, le récit des
fantaisies nouvellement formées. Nul doute que la modification
psychique manifestée pendant les absences était une conséquence de
l'excitation produite par ces formations fantaisistes d'une vive
tonalité affective. La malade elle-même qui, à cette époque de sa
maladie, ne parlait et ne comprenait que l'anglais, donna à
ce traitement d'un nouveau genre le nom de talking cure ;
elle le désignait aussi, en plaisantant, du nom de chimney
sweeping.
On remarqua bientôt, comme par hasard, qu'un tel «nettoyage »
de l'âme faisait beaucoup plus qu'éloigner momentanément la
confusion mentale toujours renaissante. Les symptômes morbides
disparurent aussi lorsque, sous l'hypnose, la malade se rappela avec
extériorisation affective, à quelle occasion ces symptômes
s'étaient produits pour la première fois. Il y avait eu, cet
été-là, une période de très grande chaleur, et la malade avait
beaucoup souffert de la soif, car, sans pouvoir en donner la
raison, il lui avait été brusquement impossible de boire. Elle
pouvait saisir le verre d'eau, mais aussitôt qu'il touchait ses
lèvres, elle le repoussait comme une hydrophobe. Durant ces quelques
secondes elle se trouvait évidemment en état d'absence. Elle ne se
nourrissait que de fruits, pour étancher la soif qui la tourmentait.
Cela durait depuis environ six semaines, lorsqu'elle se plaignit un
jour, sous hypnose, de sa gouvernante anglaise qu'elle n'aimait pas.
Elle raconta alors, avec tous les signes d'un profond dégoût,
qu'elle s'était rendue dans la chambre de cette gouvernante et que
le petit chien de celle-ci, un animal affreux, avait bu dans un
verre. Elle n'avait rien dit, par politesse. Son récit achevé, elle
manifesta violemment sa colère, restée contenue jusqu'alors. Puis
elle demanda à boire, but une grande quantité d'eau, et se réveilla
de l'hypnose le verre aux lèvres. Le trouble avait disparu pour
toujours.
Arrêtons-nous un instant à cette expérience. Personne n'avait
encore fait disparaître un symptôme hystérique de cette manière
et n'avait pénétré si profondément dans la compréhension de ses
causes. Quelle découverte grosse de conséquences, si la plupart de
ces symptômes pouvaient être supprimés de cette manière! Breuer
n'épargna aucun effort pour en faire la preuve. Il étudia
systématiquement la pathogénèse d'autres symptômes morbides plus
graves. Dans presque chaque cas, il constata que les symptômes
étaient, pour ainsi dire, comme des résidus d'expériences émotives
que, pour cette raison, nous avons appelées plus tard traumatismes
psychiques ; leur caractère particulier s'apparentait à la
scène traumatique qui les avait provoqués. Selon l'expression
consacrée, les symptômes étaient déterminés par les
scènes dont ils formaient les résidus mnésiques, et il n'était
plus nécessaire de voir en eux des effets arbitraires et
énigmatiques de la névrose. Cependant, contrairement à ce que l'on
attendait, ce n'était pas toujours d'un seul événement que le
symptôme résultait, mais, la plupart du temps, de multiples
traumatismes souvent analogues et répétés. Par
conséquent, il fallait reproduire chronologiquement toute cette
chaîne de souvenirs pathogènes, mais dans l'ordre inverse, le
dernier d'abord et le premier à la fin; impossible de pénétrer
jusqu'au premier traumatisme, souvent le plus profond, si l'on
sautait les intermédiaires."