La question : « Qu'appelle-t-on
'voir la réalité en face' ? » invite à préciser le
sens de l'expression comme si celle-ci ne disait pas tout ce qu'elle
a à dire, comme s'il fallait comprendre davantage qu'elle ne semble
livrer elle-même. Car si la question est posée, c'est qu'elle ne se
contente pas de questionner, d'appeler une réponse, mais plutôt
qu'elle met et même remet en question une réponse déjà
disponible. Il semblerait pourtant qu'il n'y ait pas d'expression
plus claire. « Voir la réalité en face », n'est-ce pas
seulement prendre place de telle façon à avoir les choses devant
soi pour les observer et pour les voir telles qu'elles sont en
elles-mêmes, objectivement ?
Et pourtant chacun sait qu'on peut
avoir les paupières relevées sans encore ouvrir les yeux, faire
acte de présence sans être présent, prendre place sans prendre
encore position. On peut, dit l'animal pensant, « faire
l'autruche » : se faire des illusions, y tenir et
soigneusement les entretenir. On peut être
face aux circonstances sans pour autant faire
face à la situation. On peut voir ce qu'on voit et cependant
s'en détourner, littéralement s'en divertir, en restant par exemple
un simple observateur, en se contentant d'observer sans tirer les
leçons de ce qu'on observe. L'illusion est alors parfaite : on
ne voit plus même qu'on ne voit pas, qu'on ne veut pas voir.
L'expression « voir la réalité en face » appelle donc à
la réflexion dans la même mesure où notre rapport à « la
réalité » demande lui-même à être approfondi puisqu'il
engage autant notre volonté et notre liberté que raison et
perception.
Car bien voir ne relève pas
seulement de la vue ni même en général seulement de la perception,
de l'observation ou de la connaissance, mais tout autant de
l'action : il ne faudrait pas en effet qu'ayant vu nous nous
comportions comme si nous n'avions pas vu, comme si nous ne savions
pas. « Voir la réalité en face» implique donc le sujet
dans toutes les dimensions de sa subjectivité compte tenu du
caractère relatif de son point de vue sur le réel et du caractère
absolu, cependant, de ses responsabilités. Si j'ai vu et surtout si
je suis seul ici et maintenant à avoir vu, ne faudra-t-il pas que
j'aie le courage de traduire en acte mon savoir ? Telle sera
donc notre perspective : après avoir montré l'indépassable
subjectivité que suppose toute prise de connaissance du réel, nous
montrerons l'inévitable responsabilité morale qu'impose à l'homo
sapiens son « savoir ».