C.-O. Verseau professeur agrégé de philosophie

Qu'appelle-t-on «voir la réalité en face»?

La question : « Qu'appelle-t-on 'voir la réalité en face' ? » invite à préciser le sens de l'expression comme si celle-ci ne disait pas tout ce qu'elle a à dire, comme s'il fallait comprendre davantage qu'elle ne semble livrer elle-même. Car si la question est posée, c'est qu'elle ne se contente pas de questionner, d'appeler une réponse, mais plutôt qu'elle met et même remet en question une réponse déjà disponible. Il semblerait pourtant qu'il n'y ait pas d'expression plus claire. « Voir la réalité en face », n'est-ce pas seulement prendre place de telle façon à avoir les choses devant soi pour les observer et pour les voir telles qu'elles sont en elles-mêmes, objectivement ?
Et pourtant chacun sait qu'on peut avoir les paupières relevées sans encore ouvrir les yeux, faire acte de présence sans être présent, prendre place sans prendre encore position. On peut, dit l'animal pensant, « faire l'autruche » : se faire des illusions, y tenir et soigneusement les entretenir. On peut être face aux circonstances sans pour autant faire face à la situation. On peut voir ce qu'on voit et cependant s'en détourner, littéralement s'en divertir, en restant par exemple un simple observateur, en se contentant d'observer sans tirer les leçons de ce qu'on observe. L'illusion est alors parfaite : on ne voit plus même qu'on ne voit pas, qu'on ne veut pas voir. L'expression « voir la réalité en face » appelle donc à la réflexion dans la même mesure où notre rapport à « la réalité » demande lui-même à être approfondi puisqu'il engage autant notre volonté et notre liberté que raison et perception.
Car bien voir ne relève pas seulement de la vue ni même en général seulement de la perception, de l'observation ou de la connaissance, mais tout autant de l'action : il ne faudrait pas en effet qu'ayant vu nous nous comportions comme si nous n'avions pas vu, comme si nous ne savions pas. « Voir la réalité en face» implique donc le sujet dans toutes les dimensions de sa subjectivité compte tenu du caractère relatif de son point de vue sur le réel et du caractère absolu, cependant, de ses responsabilités. Si j'ai vu et surtout si je suis seul ici et maintenant à avoir vu, ne faudra-t-il pas que j'aie le courage de traduire en acte mon savoir ? Telle sera donc notre perspective : après avoir montré l'indépassable subjectivité que suppose toute prise de connaissance du réel, nous montrerons l'inévitable responsabilité morale qu'impose à l'homo sapiens son « savoir ».