C.-O. Verseau professeur agrégé de philosophie

Une société de consommation est-elle une société matérialiste?


Ceci est un batteur à manivelle 
appelée Tourniquette dans la chanson de Boris Vian (1956)
    Dans l'usage qui est fait couramment de l'adjectif "matérialiste", celui-ci qualifie ou plutôt disqualifie l'attitude d'une personne qui n'accorderait de valeur, dit-on, qu'aux "biens matériels". 
   En réalité, la critique vise non pas les objets matériels en tant qu'ils sont faits de matière, mais le rapport que nous entretenons avec ceux-ci. Car en elle-même "la matière" n'est pas un obstacle à la vie de "l'esprit", à la pensée et à la subjectivité. 
   La matière n'est pas un obstacle à l'esprit, ni les corps à l'âme, d'abord parce que tout acte de l'esprit doit prendre forme en se matérialisant (ne serait-ce que dans une formulation verbale, même orale : or les sons sont une réalité physique) pour pouvoir prendre conscience de lui-même et être compris par d'autre; ensuite, parce que l'identité du sujet en appelle à un monde d'objets dans la stabilité desquels chaque sujet retrouve sa propre identité, le fait qu'il reste le même (idem) à travers le temps (cf. Marcel Proust : "des lampes à pétroles, des chemises à col rabattu", Christian Bobin : "le pot de grès").
   Le problème n'est donc pas dans la matière prise en elle-même, mais dans notre conception de la matière, l'idée que nous nous en faisons, l'idéologie concernant la matière propre à notre "modernité" (cf. Arendt, CHM, ch. 6) : comment nous comprenons la matière et, donc, comment nous la prenons. Une "société de consommation n'est pas une société qui placerait au fondement de ses valeurs "la matière" mais, plutôt, un certain rapport à la matière - dont on doit se demander s'il est le seul et s'il est le plus souhaitable. 
    Car dans la consommation ce n'est pas plus l'objet (la chose, le "bien matériel") que le sujet (la personne, l'individu) qui est recherché, mais seulement le cycle de dépense et de compensation. Or ce cycle exclut autant la conservation des objets dans leur stabilité que l'affirmation des sujets dans leurs identités. C'est donc pour la même raison qu'une société de consommation ne peut être qualifiée en toute rigueur de "matérialiste" ou d'"individualiste". De façon significative, les "biens matériels" énumérés dans la Complainte du progrès*, sont exclusivement des objets d'usage permettant la "production" des corps vivants : alimentation et repos, et leur reproduction : "l'amour".
    En fait, l'ambiguïté du grief résumé par l'adjectif "matérialiste" réside non pas dans l'idée de "matière" mais dans l'emploi de l'adjectif "bien" (les "biens matériels") qui désigne à la fois une réalité, donc un être : l'objet fabriqué, et une idée, un idéal, une valeur, donc un devoir-être : un modèle d'humanité (raisons de vivre) à partir duquel on déduit un mode de vie (moyens pour vivre).

* Le titre initial de la chanson était les Arts ménagers.
> voir le "Salon des arts ménagers" : L'entre-deux guerres / les Trente Glorieuses