C.-O. Verseau professeur agrégé de philosophie

T TMD / La politique / brève anthologie

Le sujet – La culture – La raison et le réel - La politique – La morale

n°1 - David HumeTraité de la nature humaine (1740)
« Il semble, à première vue, que de tous les animaux qui peuplent le globe terrestre, il n'y en ait pas un à l'égard duquel la nature ait usé de plus de cruauté qu'envers l'homme : elle l'a accablé de besoins et de nécessités innombrables et l'a doté de moyens insuffisants pour y subvenir. Chez les autres créatures, ces deux éléments se compensent l'un l'autre. Si nous regardons le lion en tant qu'animal carnivore et vorace, nous aurons tôt fait de découvrir qu'il est très nécessiteux ; mais si nous tournons les yeux vers sa constitution et son tempérament, son agilité, son courage, ses armes et sa force, nous trouverons que ces avantages sont proportionnés à ses besoins. Le mouton et le boeuf sont privés de tous ces avantages, mais leurs appétits sont modérés et leur nourriture est d'une prise facile. Il n'y a que chez l'homme que l'on peut observer à son plus haut degré d'achèvement cette conjonction [...] de la faiblesse et du besoin. Non seulement la nourriture, nécessaire à sa subsistance, disparaît quand il la recherche et l'approche ou, au mieux, requiert son labeur pour être produite, mais il faut qu'il possède vêtements et maison pour se défendre des dommages du climat ; pourtant, à le considérer seulement en lui-même, il n'est pourvu ni d'armes, ni de force, ni d'autres capacités naturelles qui puissent à quelque degré répondre à tant de besoins.
Ce n'est que par la société qu'il est capable de suppléer à ses déficiences et de s'élever à une égalité avec les autres créatures, voire d'acquérir une supériorité sur elles. Par la société, toutes ses infirmités sont compensées et bien qu'en un tel état ses besoins se multiplient sans cesse, néanmoins ses capacités s'accroissent toujours plus et le laissent, à tous points de vue, plus satisfait et plus heureux qu'il ne pourrait jamais le devenir dans sa condition sauvage et solitaire ».

n°2 - Thomas Hobbes (1588-1679), Introduction du Leviathan, 1651
     "La nature (l'art par lequel Dieu a fait le monde et le gouverne) est si bien imitée par l’art de l'homme, en ceci comme en de nombreuses autres choses, que cet art peut fabriquer un animal artificiel. Car, étant donné que la vie n'est rien d'autre qu'un mouvement de membres, dont le commencement est en quelque partie principale intérieure, pourquoi ne pourrions-nous pas dire que tous les automates (des engins qui se meuvent eux-mêmes, par des ressorts et des roues, comme une montre) ont une vie artificielle? Car qu'est-ce que le coeur, sinon un ressort, les nerfs, sinon de nombreux fils, et les jointures, sinon autant de nombreuses roues qui donnent du mouvement au corps entier, comme cela a été voulu par l'artisan. L'art va encore plus loin, imitant cet ouvrage raisonnable et le plus excellent de la Nature, l'homme. Car par l'art est créé ce grand LEVIATHAN appelé RÉPUBLIQUE, ou ÉTAT (en latin, CIVITAS), qui n'est rien d'autre qu'un homme artificiel, quoique d'une stature et d'une force supérieures à celles de l'homme naturel, pour la protection et la défense duquel il a été destiné, et en lequel la souveraineté est une âme artificielle, en tant qu'elle donne vie et mouvement au corps entier, où les magistrats et les autres officiers affectés au jugement et à l'exécution sont des jointures artificielles, la récompense et la punition (qui, attachées au siège de la souveraineté, meuvent chaque jointure, chaque membre pour qu'il accomplisse son devoir) sont les nerfs, et [tout] cela s'accomplit comme dans le corps naturel : la prospérité et la richesse de tous les membres particuliers sont la force, le salus populi (la protection du peuple) est sa fonction, les conseillers, qui lui proposent toutes les choses qu'il doit connaître, sont la mémoire, l'équité et les lois sont une raison et une volonté artificielles, la concorde est la santé, la sédition est la maladie, et la guerre civile est la mort. En dernier, les pactes et les conventions, par lesquels les parties de ce corps politique ont en premier lieu étaient faites, réunies et unifiées, ressemblent à ce Fiat ou au Faisons l'homme prononcé par Dieu lors de la création."
n°3 - Aristote, La politique ou, selon la traduction, Les Politiques (traités), 4ème s. avant notre ère
« Il est évident que l’homme est un animal politique plus que n’importe quelle abeille et que n’importe quel animal grégaire. Car, comme nous le disons, la nature ne fait rien en vain ; or seul parmi les animaux l’homme a un langage. Certes la voix est le signe du douloureux et de l’agréable, aussi la rencontre-t-on chez les animaux ; leur nature, en effet, est parvenue jusqu’au point d’éprouver la sensation du douloureux et de l’agréable et de se les signifier mutuellement. Mais le langage existe en vue de manifester l’avantageux et le nuisible, et par suite aussi le juste et l’injuste. Il n’y a en effet qu’une chose qui soit propre aux hommes par rapport aux autres animaux : le fait que seuls ils aient la perception du bien, du mal, du juste, de l’injuste et des autres notions de ce genre. Or avoir de telles notions en commun c’est ce qui fait une famille et une cité. »
 
Hannah Arendt,  La condition de l'homme moderne, 1961
4a - « La pluralité humaine, condition fondamentale de l’action et de la parole a le double caractère de l’égalité et de la distinction. Si les hommes n’étaient pas égaux, ils ne pourraient se comprendre les uns les autres, ni comprendre ceux qui les ont précédés ni préparer l’avenir et prévoir les besoins de ceux qui viendront après eux. Si les hommes n’étaient pas distincts, chaque être humain se distinguant de tout autre être présent, passé ou futur, ils n’auraient besoin ni de la parole ni de l’action pour se faire comprendre. Il suffirait de signes et de bruits pour communiquer des désirs et des besoins immédiats et identiques.
L'individualité humaine n'est pas l'altérité (...). L’altérité sous sa forme la plus abstraite ne se rencontre que dans la multiplication pure et simple des objets inorganiques, alors que toute vie organique montre déjà des variations et des distinctions même entre spécimens d’une même espèce. Mais seul l’homme peut exprimer cette distinction et se distinguer lui-même ; lui seul peut se communiquer au lieu de communiquer quelque chose, la soif, la faim, l’affection, l’hostilité ou la peur. Chez l’homme l’altérité, qu’il partage avec tout ce qui existe, et l’individualité, qu’il partage avec tout ce qui vit, deviennent unicité, et la pluralité humaine est la paradoxale pluralité d’êtres uniques. 
« La parole et l’action révèlent cette unique individualité. C’est par elles que les hommes se distinguent au lieu d’être simplement distincts ; ce sont les modes sous lesquels les êtres humains apparaissent les uns aux autres, non certes comme des objets physiques, mais en tant qu’hommes. Cette apparence, bien différente de la simple existence corporelle, repose sur l’initiative, mais une initiative dont aucun être humain ne peut s’abstenir s’il veut rester humain. Ce n’est le cas pour aucune autre activité de la vita activa. Les hommes peuvent fort bien vivre sans travailler, ils peuvent forcer autrui à travailler pour eux et ils peuvent fort bien décider de profiter et de jouir du monde sans y ajouter un seul objet utile ; la vie d’un exploiteur ou d’un esclavagiste, la vie d’un parasite, sont peut-être injustes, elles sont certainement humaines. Mais une vie sans parole et sans action – et c’est le seul mode de vie qui ait sérieusement renoncé à toute apparence et à toute vanité au sens biblique du mot – est littéralement morte au monde ; ce n’est plus une vie humaine, parce qu’elle n’est plus vécue parmi les hommes. »
4b - « Je propose le terme de vita activa pour désigner trois activités humaines fondamentales : le travail, l’œuvre et l’action. Elles sont fondamentales parce que chacune d’elles correspond aux conditions de base dans lesquelles la vie sur terre est donnée à l’homme.
Le travail est l’activité qui correspond au processus biologique du corps humain, dont la croissance spontanée, le métabolisme et éventuellement la corruption, sont liés aux productions élémentaires dont le travail nourrit ce processus vital. La condition humaine du travail est la vie elle-même.
L’œuvre est l’activité qui correspond à la non-naturalité de l’existence humaine, qui n’est pas incrustée dans l’espace et dont la mortalité n’est pas compensée par l’éternel retour cyclique de l’espèce. L’œuvre fournit un monde « artificiel » d’objets, nettement différent de tout milieu naturel. C’est à l’intérieur de ses frontières que se loge chacune des vies individuelles, alors que ce monde lui-même est destiné à leur survivre et à les transcender toutes. La condition humaine de l’œuvre est l’appartenance-au-monde.
L’action, la seule activité qui mette directement en rapport les hommes, sans l’intermédiaire des objets ni de la matière, correspond à la condition humaine de la pluralité, au fait que ce sont des hommes et non pas l’homme, qui vivent sur terre et habitent le monde. Si tous les aspects de la condition humaine ont de quelque façon rapport à la politique, cette pluralité est spécifiquement la condition – non seulement la condition sine qua non, mais la condition per quam – de toute vie politique. C’est ainsi que la langue des Romains, qui furent sans doute le peuple le plus politique que l’on connaisse, employaient comme synonymes les mots « vivre » et « être parmi les hommes » (inter homines esse) « mourir » et « cesser d’être parmi les hommes » (inter homines desinere). (...) L’action serait un luxe superflu, une intervention capricieuse dans les lois générales du comportement, si les hommes étaient les répétitions reproduisibles à l’infini d’un seul et unique modèle, si leur nature ou essence était toujours la même, aussi prévisible que l’essence ou la nature d’un objet quelconque. La pluralité est la condition de l’action humaine, parce que nous sommes tous pareils, c’est-à-dire humains, sans que jamais personne soit identique à aucun autre homme ayant vécu, vivant ou encore à naître » .
4c - « Ces trois activités et leurs conditions correspondantes sont intimement liées à la condition la plus générale de l’existence humaine : la vie et la mort, la natalité et la mortalité. Le travail n’assure pas seulement la survie de l’individu mais aussi celle de l’espèce. L’œuvre et ses produits – le décor humain – confèrent une certaine permanence, une durée à la futilité de la vie mortelle et au caractère fugace du temps humain. L’action, dans la mesure où elle se consacre à fonder et maintenir des organismes politiques, crée la condition du souvenir, c’est-à-dire l’Histoire. Le travail et l’œuvre, de même que l’action, s’enracinent aussi dans la natalité dans la mesure où ils ont pour tâche de procurer et sauvegarder le monde à l’intention de ceux qu’ils doivent prévoir, avec qui ils doivent compter : le flot constant des nouveaux venus qui naissent au monde étrangers. Toutefois, c’est l’action qui est le plus étroitement liée à la condition humaine de natalité ; le commencement inhérent à la naissance ne peut se faire sentir dans le monde que parce que le nouveau venu possède la faculté d’entreprendre du neuf, c’est-à-dire d’agir. En ce sens d’initiative un élément d’action, et donc de natalité, est inhérent à toutes les activités humaines. De plus, l’action étant l’activité politique par excellence, la natalité, par opposition à la mortalité, est sans doute la catégorie centrale de la pensée politique, par opposition à la pensée métaphysique ».
4d - « Le mot « public » désigne deux phénomènes liés l’un à l’autre mais non absolument identiques :
Il signifie d’abord que tout ce qui paraît en public peut être vu et entendu de tous, jouit de la plus grande publicité possible. Pour nous l’apparence – ce qui est vu et entendu par autrui comme par nous-mêmes – constitue la réalité. Comparées à la réalité que confèrent la vue et l’ouïe, les plus grandes forces de la vie intime – les passions, les pensées, les plaisirs des sens – mènent une vague existence d’ombres tant qu’elles ne sont pas transformées (arrachées au privé, désindividualisées pour ainsi dire) en objets dignes de paraître en public. C’est la transformation qui se produit d’ordinaire dans le récit et généralement dans la transposition artistique* des expériences individuelles. Mais cette transfiguration n’exige pas nécessairement les ressources de l’art. Chaque fois que nous décrivons des expériences qui ne sont possibles que dans le privé ou dans l’intimité, nous les plaçons dans une sphère où elles prennent une sorte de réalité qu’en dépit de leur intensité elles n’avaient pas auparavant. C’est la présence des autres voyant ce que nous voyons, entendant ce que nous entendons, qui nous assure de la réalité du monde et de nous-mêmes ; et si l’intimité d’une vie privée pleinement développée, inconnue avant les temps modernes, donc avant le déclin du domaine public, doit toujours s’intensifier, enrichir sans cesse, la gamme des émotions subjectives et des sentiments privés, cette intensification se fera toujours aux dépens de la certitude de la réalité du monde et des hommes.
En fait, le sentiment le plus intense que nous connaissions, intense au point de tout effacer, à savoir l’expérience de la grande douleur physique, est à la fois le plus privé et le moins communicable de tous. C’est peut-être la seule expérience que nous soyons incapables de transformer pour lui donner une apparence publique ; plus encore, elle nous prive de notre sens du réel à tel point que rien ne s’oublie plus vite, plus aisément que la souffrance. De la subjectivité radicale, en laquelle je ne suis plus « reconnaissable », au monde extérieur de la vie, il semble qu’il n’y ait pas de pont. En d’autres termes, la douleur, véritable expérience-limite entre la vie conçue comme « être parmi les hommes » (inter homines esse) et la mort, est tellement subjective, si éloignée du monde des choses et des hommes qu’elle ne peut prendre aucune apparence.
Parce que notre sens du réel dépend entièrement de l’apparence, et donc de l’existence d’un domaine public où les choses peuvent apparaître en échappant aux ténèbres de la vie cachée, le crépuscule lui-même qui baigne notre vie privée, notre vie intime, est un reflet de la lumière crue du domaine public. Mais il y a beaucoup de choses qui ne peuvent supporter l’illumination implacable de la présence constante d’autrui sur la scène publique ; on n’y tolère que ce qui passe pour important, digne d’être vu ou entendu, le reste devenant automatiquement affaire privée. Cela ne signifie certes pas que les affaires privées soient généralement sans importance ; au contraire, nous verrons qu’il y a des choses très importantes qui ne peuvent subsister que dans le domaine privé. Par exemple l’amour, à la différence de l’amitié, meurt, ou plutôt s’éteint, dès que l’on en fait étalage. (« Ne parle pas de ton amour. De l’amour qui ne se peut jamais dire… ») Essentiellement étranger au monde, l’amour ne peut que mentir et se pervertir lorsqu’on l’emploie à des fins politiques comme le changement ou le salut du monde ».
4e - « En second lieu, le mot « public » désigne le monde lui-même en ce qu’il nous est commun à tous et se distingue de la place que nous y possédons individuellement. Cependant, ce monde n’est pas identique à la Terre ou à la nature, en tant que cadre du mouvement des hommes et condition générale de la vie. Il est lié aux productions humaines, aux objets fabriqués de main d’homme, ainsi qu’aux relations qui existent entre les habitants de ce monde fait par l’homme. Vivre ensemble dans le monde : c’est dire essentiellement qu’un monde d’objets se tient entre ceux qui l’ont en commun, comme une table est située entre ceux qui s’assoient autour d’elle ; le monde, comme tout entre-deux, relie et sépare en même temps les hommes.
Le domaine public, monde commun, nous rassemble mais aussi nous empêche, pour ainsi dire, de tomber les uns sur les autres. Ce qui rend la société de masse si difficile à supporter, ce n’est pas, principalement du moins, le nombre des gens ; c’est que le monde qui est entre eux n’a plus le pouvoir de les rassembler, de les relier, ni de les séparer. Etrange situation qui évoque une séance de spiritisme au cours de laquelle les adeptes victimes d’un tour de magie, verraient leur table soudain disparaître, les personnes assises les unes en face des autres n’étant plus séparées, mais n’étant plus reliées non plus, par quoi que ce soit de tangible.
(…) Le monde commun est ce qui nous accueille à notre naissance, ce que nous laissons derrière nous en mourant. Il transcende notre vie aussi bien dans le passé que dans l’avenir ; il était là avant nous, il survivra au bref séjour que nous y faisons. Il est ce que nous avons en commun non seulement avec nos contemporains, mais aussi avec ceux qui sont passés et avec ceux qui viendront après nous. Mais ce monde commun ne peut résister au va-et-vient des générations que dans la mesure où il paraît en public. C’est la publicité du domaine public qui sait absorber et éclairer d’âge en âge tout ce que les hommes peuvent vouloir arracher aux ruines naturelles du temps ».
4f - « La polis proprement dite n’est pas la cité en sa localisation physique ; c’est l’organisation du peuple qui vient de ce que l’on agit et parle ensemble, et son espace s’étend entre les hommes qui vivent ensemble dans ce but, en quelque lieu qu’ils se trouvent. « Où que vous alliez, vous serez une polis » : cette phrase célèbre n’est pas seulement le mot de passe de la colonisation grecque ; elle exprime la conviction que l’action et la parole créent entre les participants un espace qui peut trouver sa localisation juste presque n’importe quand et n’importe où. C’est l’espace du paraître au sens le plus large : l’espace où j’apparais aux autres comme les autres m’apparaissent, où les hommes n’existent pas simplement comme d’autres objets vivants ou inanimés ; mais font explicitement leur apparition.
Cet espace n’existe pas toujours, et bien que tous les hommes soient capables d’agir et de parler, la plupart d’entre eux n’y vivent pas : tels sont dans l’antiquité l’esclave, l’étranger et le barbare ; le travailleur ou l’ouvrier avant les temps modernes ; l’employé et l’homme d’affaires dans notre monde. En outre nul ne peut y vivre constamment. En être privé signifie que l’on est privé de réalité, réalité qui, humainement et politiquement parlant, ne se distingue pas de l’apparence. La réalité du monde est garantie aux hommes par la présence d’autrui, par le fait qu’il apparaît à tous ; « car ce qui apparaît à tous, c’est ce que nous nommons l’Etre » (Ethique à Nicomaque, 1172), et tout ce qui manque de cette apparence passe comme un rêve, qui est intimement, exclusivement à nous, mais n’a point de réalité [en note : le fragment d’Héraclite sur le monde un et commun à tous les éveillés, le dormeur se tournant vers un monde à lui, a essentiellement le même sens que la phrase d’Aristote»].
4g - « Lorsque les choses sont vues par un grand nombre d’hommes sous une variété d’aspects sans changer d’identité, les spectateurs qui les entourent sachant qu’ils voient l’identité dans la parfaite diversité, alors, alors seulement apparaît la réalité du monde, sûre et vraie.
Dans les conditions d’un monde commun, ce n’est pas d’abord la « nature commune » de tous les hommes qui garantit le réel ; c’est plutôt le fait que, malgré les différences de localisation et la variété des perspectives qui en résulte, tous s’intéressent toujours au même objet. Si l’on ne discerne plus l’identité de l’objet, nulle communauté de nature, moins encore le conformisme contre nature de la société de masse, n’empêcheront la destruction du monde commun, habituellement précédée de la destruction des nombreux aspects sous lesquels il se présente à la pluralité humaine. C’est ce qui peut se produire dans les conditions d’un isolement radical, quand personne ne s’accorde plus avec personne, comme c’est le cas d’ordinaire dans les tyrannies. Mais cela peut se produire aussi dans les conditions de la société de masse ou de l’hystérie des foules où nous voyons les gens se comporter tous soudain en membres d’une immense famille, chacun multipliant et prolongeant la perspective de son voisin. Dans les deux cas, les hommes deviennent entièrement privés : ils sont privés de voir et d’entendre autrui, comme d’être vus et entendus par autrui. Ils sont tous prisonniers de la subjectivité de leur propre expérience singulière, qui ne cesse pas d’être singulière quand on la multiplie indéfiniment. Le monde commun prend fin lorsqu’on ne le voit que sous un seul aspect, lorsqu’il n’a le droit de se présenter que dans une seule perspective.
C’est par rapport à cette signification multiple du domaine public qu’il faut comprendre le mot « privé » au sens privatif original. Vivre une vie entièrement privée, c’est avant tout être privé de choses essentielles à une vie véritablement humaine : être privé de la réalité qui provient de ce que l’on est vu et entendu par autrui, être privé d’une relation « objective » avec les autres, qui provient de ce que l’on est relié aux autres et séparé d’eux par l’intermédiaire d’un monde d’objets commun, être privé de la possibilité d’accomplir quelque chose de plus permanent que la vie. La privation tient à l’absence des autres ; en ce qui les concerne l’homme privé n’apparaît point, c’est donc comme s’il n’existait pas. Ce qu’il fait reste sans importance, sans conséquence pour les autres, ce qui compte pour lui ne les intéresse pas.
Dans les circonstance modernes, cette privation de relations « objectives » avec autrui, d’une réalité garantie par ces relations, est devenue le phénomène de masse de la solitude qui lui donne sa forme la plus extrême et la plus antihumaine. Cette extrémité vient de ce que la société de masse détruit non seulement le domaine public mais aussi le privé : elle prive les hommes non seulement de leur place dans le monde mais encore de leur foyer où ils se sentaient jadis protégés du monde, et où, au moins, même les exclus du monde pouvaient se consoler dans la chaleur du foyer et la réalité restreinte de la vie familiale ». 
4h - « Toutes les activités humaines sont conditionnées par le fait que les hommes vivent en société, mais l’action seule est proprement inimaginable en dehors de la société des hommes. L’activité de travail n’a pas besoin de la présence d’autrui, encore qu’un être peinant dans une complète solitude ne puisse passer pour humain : ce serait un animal laborans, au sens rigoureux du terme. L’homme à l’ouvrage, fabriquant, construisant un monde qu’il serait seul à habiter, serait encore fabricateur, non toutefois homo faber : il aurait perdu sa qualité spécifiquement humaine et serait plutôt un dieu (…). Seule, l’action est la prérogative de l’homme exclusivement ; ni bête ni dieu n’en est capable, elle seule dépend entièrement de la constante présence d’autrui.
Ce rapport particulier qui unit l’action et l’être semble pleinement justifier la traduction ancienne du zoon politikon d’Aristote par animal socialis, que l’on trouve déjà dans Sénèque, traduction consacrée depuis saint Thomas d’Aquin : homo est naturaliter politicus, id est, socialis. Mieux que toute théorie, cette substitution du social au politique montre jusqu’à quel point s’étaient perdue la conception originale grecque de la politique. 
(…) p. 66 Ce qui nous intéresse ici, c’est l’extraordinaire difficulté qu’en raison de cette évolution nous avons à comprendre la division capitale entre domaine public et domaine privé, entre la sphère de la polis et celle du ménage, de la famille, et finalement entre les activités relatives à un monde commun et celles qui concernent l’entretien de la vie : sur ces divisions, considérées comme des postulats, comme des axiomes, reposait toute la pensée politique des Anciens ».
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