C.-O. Verseau professeur agrégé de philosophie

Le concept de "travail" dans la pensée de Arendt

1. L'étymologie du mot "travail" n° 17 > "la peine" au double sens du terme : 
  • la fatigue, voire la souffrance résultant de l'effort > "se donner de la peine" 
  • la sanction, la punition > "être condamné à une peine de" (en latin on dit dare poenas, donc donner les "poenas" pour "recevoir la sanction")
  • l'indigence, la pauvreté > la pén-urie 
2. Le travail et le cycle de la vie  n° 17 > reproduire les forces vitales :
  • travail = production : dépense des forces vitales individuelles en vue de produire de quoi compenser cette dépense individuelle, de quoi permettre la récréation (produits de consommation, objets d'usage, activités récréatives) n°21 (le métabolisme)
  • travail = reproduction : douleur de l'enfantement au service de la perpétuation de l'espèce, c'est-à-dire de la reproduction, duplication, répétition, renouvellement
  • la conjonction des deux reproductions implique que l'individu ne produise pas seulement afin de se reproduire quotidiennement lui seul, mais aussi toutes les 'bouches à nourrir'
  • nb : étymologie du mot «prolétaire» (Littré) > de proles : race, lignée, qui est formée de pro, et alere, nourrir (voir aliment) > Chez les anciens Romains, "proletarius" désigne le citoyen pauvre, appartenant à la sixième et dernière classe du peuple, et ne pouvant être utile à l'État que par sa famille, autrement dit le citoyen qui ne "possède" rien d'autre que la force de travail de "son" propre corps et la force de travail de "ses" propres enfants.
3. Le corps dans le travail :
  • par le travail, le corps se régénère, les corps produisent pour assumer leur reproduction
  • par le travail, le corps est du fait de ses sensations "rejeté sur soi" > en quelque sorte "rejeté du monde", du monde commun, vu et connu de tous  : les sensations douloureuses ne sont pas des sensations à travers lesquelles le monde peut être exploré et connu
  • par le travail, l'individualité se dilue comme étape d'un cycle temporel et biologique global : l'activité du travail désindividualise cf. Nietzsche, Aurore
4. Dénuement, dépense et fatigue proprement humaines dans ses modalités, non pas dans sa finalité
  • dénuement originel de l'humain implique la médiation d'objets d'usage, dont la fabrication impose une dépense supplémentaire > Pline, Histoire naturelle : "l'homme est le seul que la nature jette nu sur la terre nue". 
  •  l'humain est caractérisé par un défaut d'équipement (ce qui explique que l'humain ne pourra pas se passer d'acquérir afin d'avoir, habere) associé à une indétermination "objective" (dans son contenu : il faut manger mais il faudra apprendre quoi et combien) des besoins (dont la satisfaction passe par le soin, donc la relation aux autres humains : ce qui accentue l'indétermination des besoins).
  • ce dénuement et cette indétermination sont les ingrédients d'une condition propre à l'humain et la double cause d'une dépense et d'une fatigue spécifiques à l'homme. Pourtant cette dépense supplémentaire s'accomplit dans le même but vital que la dépense chez l'animal (vivre = régénérer les forces vitales), ce qui accroît encore la fatigue lié à l'effort. L'animal, qui n'a pas à vouloir produire cette dépense (puisqu'il ne peut rien vouloir d'autre) ne voit pas s'ajouter à sa dépense la conscience douloureuse d'y être contraint malgré soi. Etant déterminé dans son comportement, il ne connaît ni la contrainte ni l'obligation. C'est en ce sens qu'en tant que "travailleuse" l'humanité apparaît comme une simple différence spécifique (laborans) au sein d'un même genre, d'un même règne (selon les distinctions des rangs taxinomiques) : le règne "animal". L'humain se distingue de l'animal par le moyen employé, non pas par les fins dernières visées par le travail. D'où l'expression : animal laborans.
5. Travailler n'est pas faire, fabriquer
  •  les langues distinguent le labeur : "le travail de notre corps", de l'artisanat : "l'oeuvre de nos mains" n° 17
  • "le" travail est en réalité un processus indéfiniment renouvelé et le mot lui-même (un déverbal) n'est qu'en apparence un substantif : "le langage, qui n’autorise pas l’activité du travail à former quoi que ce soit d’aussi ferme, d’aussi non verbal qu’un substantif, suggère que très probablement nous ne saurions même pas ce qu’est un objet sans avoir devant nous «l’œuvre de nos mains»" [n°23-p.139]