Introduction
[On dit souvent que... ]
On croirait, dit-on, « par » faiblesse comme on ment « par » lâcheté ou comme on vole « par » convoitise. Tel est le préjugé visé par la question : « Est-ce une faiblesse de croire ? ». Faible serait celui qui, doutant du sens de sa vie et redoutant la mort, voudrait croire en l'existence d'un être providentiel, divin : ce dernier veillerait sur chacun, surveillerait tous ses fidèles et jugerait tout le monde à la fin, donnant aux meilleurs une autre vie, éternelle et bien-heureuse, une fois celle-ci et toutes ses vicissitudes terminées. Non seulement croire affaiblirait en exposant au risque d'être trahi, au moins d'être déçu, mais la croyance religieuse résulterait elle-même d'une faiblesse, défaut de lucidité ou manque de courage.
[Et pourtant ce qui semble s'imposer avec force et évidence peut être mis en question]
Si courante soit cette façon de penser, elle ne s'impose cependant que par une sorte d'aveuglement. Car, à l'inverse, croire qu'aucun dieu n'existe, s'engager dans cette prise de position en construisant sur elle un ensemble de valeurs n'est pas moins une croyance que de croire en un dieu : pourquoi, s'il faut procéder par de telles simplifications, ne reprocherait-on pas aussi à l'athée de croire qu'il n'y aucun dieu seulement de peur, par exemple, d'être jugé à la fin, et sanctionné, sur la valeur de ses actions? En effet, l'athéisme n'est pas moins une conviction que toute foi, autrement dit croyants et athées sont tous croyants. Par ailleurs, cette opinion n'a force d'évidence que par une simplification abusive qui voudrait réduire toute croyance à la croyance religieuse. Or la « foi » religieuse ou « fides » n'est qu'un cas de « confiance » ou de gage de « fidélité ». Tout homme est appelé à accorder sa confiance, à donner son « crédit » à d'autres hommes, que ce soit tout particulièrement dans l'amitié ou l'amour, que ce soit en général dans la sociabilité. Briser le lien de confiance ne serait pas rectifier une erreur mais priver les hommes de la solidarité la plus nécessaire. Enfin c'est le paradoxe de cette opinion que de vouloir discréditer la croyance en commençant par accréditer l'autorité d'une opinion couramment admise selon laquelle ce serait « une faiblesse » de croire », ce qui revient à reconnaître que chacun accrédite la parole d'autrui, y compris sous la forme anonyme et peu recommandable du on-dit, de la rumeur et du prêt-à-penser.
[Perspective : nous démontrerons que ...]
On voit donc que l'opinion selon laquelle « croire » serait la marque d'une « faiblesse » est contradictoire à force de simplifications. Le problème est en réalité plus compliqué que ce que l'on ...croit. Car ce n'est qu'en ne voulant pas voir que tout homme croit qu'on peut prétendre comparer la faiblesse des uns à la force des autres. Mais si tout homme croit, dès lors la croyance apparaît non plus comme un accident de parcours, une erreur à corriger ou une sorte de faux-mouvement de l'esprit trahissant une faiblesse chez certains, mais comme un acte essentiel qui révèle la condition de tout homme. Commençons donc par analyser l'acte de « croire », au lieu de le juger, et montrons que loin d'être le fait d'une faiblesse chez certains hommes, croire est un acte attaché à l'accomplissement en tout homme de son humanité.
Étapes
du développement
- Croire = tenir pour vrai = adhérer à une représentationOn ne croit pas la réalité, on croit à une représentation (image, discours, concept) qui représente cette réalité : on y croit, on la tient pour vraie, on s'en remet à elle comme renvoyant à la réalité, comme désignant cette réalité, comme faisant signe vers la réalité qu'elle représente. C'est parce que l'homme est esprit, conscience, raison que l'homme doit croire = adhérer aux représentations qu'il produit pour se mettre en rapport avec le réel. *
a)
différents degrés d'adhésion, exprimés par le verbe « croire »
ou par d'autres mots, depuis le doute jusqu'à la certitude en
passant par la supposition. On emploie le verbe croire pour exprimer
une adhésion tantôt partielle (je crois que) tantôt complète (je
crois ce que je vois). Inversement, on dira qu'on doute, qu'on ne
peut pas croire ce qui est dit quand au lieu d'adhérer on se tient à
distance, on repousse.
Peu
importe la nature de la représentation : image, récit,
raisonnement, l'homme doit adhérer à sa représentation pour
rejoindre la réalité qu'elle représente.
b)
le degré d'adhésion est sans rapport avec la nature de la
représentation qui la provoque. On pourra adhérer davantage à ce
que montre une image qu'à ce que démontre un raisonnement. On peut
comprendre des raisonnements savants et cependant apporter plus de
crédit, notamment dans son comportement, à des préjugés critiqués
par ce même raisonnement. Les préjugés racistes / le discours
de la génétique permettant de rejeter la notion de races humaines.
c)
on mesure l'adhésion à une représentation au fait qu'elle se
traduit par des actions. Déjà, en amont, le fait de lui prêter une
attention (on n'écoute pas des « sornettes » comme on
écoute un propos qu'on tient pour vrai) et, en aval, quand il s'agit
de mettre en actes nos pensées. En ce sens du verbe « croire »
= tenir pour vrai, « croire » est le véritable
« savoir », car mon adhésion est justement le premier
effet en moi du « savoir », sa première « saveur ».
Plus exactement, le moment où je crois à ce que je pense, à ce que
je me dis, c'est le moment où un contenu de connaissance objectif
(par exemple, le rapport entre le réchauffement de la planète et
les pratiques consuméristes des hommes à l'égard des ressources
énergétiques ou, autre exemple, la dangerosité de la tabagie) se
transforme en un savoir subjectif (qui se traduira par un changement
de regard sur mes propres pratiques et peut-être par un changement
de ces mêmes pratiques).
Donc,
au sens de l'état d'adhésion que suscite une représentation chez
le sujet, croire n'exclut pas le savoir, croire ne se produit pas à
défaut de savoir ou par manque de savoir : au contraire, croire
est le moment subjectif où la connaissance devient un véritable
savoir. Cf. « Sapere aude »,
devise des Lumières selon Kant (RQL), n'évoque ni
d'abord ni seulement le problème de la diffusion des connaissances,
mais plutôt le problème de la transmission d'un véritable savoir,
c'est-à-dire une connaissance qui a une saveur et qui appelle des
décisions.
2.
Croire = faire confiance.
Car
il y a des réalités qui ne peuvent se présenter à nous qu'en
étant représentées, signifiées, traduites par des signes :
il y a des réalités qui ne peuvent être « vues » :
quae non videntur.
a)
les exemples donnés par Augustin d'Hippone dans son De fide rerum
quae non videntur : les
sentiments (l'amitié, l'amour, la confiance de l'autre), les
émotions (la joie, la tristesse). Je ne vois que les signes de la
chose, jamais la chose.
b)
mieux : il y a des réalités qui ne doivent pas être vues, qui
demandent à n'être qu'approchées, à n'être prés-entes (près)
que par l'intermédiaire de leur expression, leur signes, leurs
manifestations (qui ne sont pas elles, seulement leurs signes). La
fidélité, la paternité, la filiation repose sur la confiance. Ce
ne serait pas remédier à un manque que d'apporter un certificat de
paternité reposant sur une analyse génétique, ce serait plutôt
créer un manque. Car ce serait changer la nature du lien, puisque la
confiance se déplacerait des époux, de la mère, du père vers …
l'expert (!) qui garantit la validité du document, vers la
réputation du laboratoire qui servira d'autorité pour attester de
l'authenticité du certificat. Car, avec « un test ADN »
on n'a pas encore le code génétique sous les yeux, seulement un
document qui décrit celui-ci et témoigne que c'est le même, ou que
ce n'est pas le même, que celui du parent.
La
croyance prend dès lors le sens et toutes les nuances de la fides
(se fier, se confier, se fiancer).
c)
or la confiance n'est pas la marque d'une faiblesse chez certains
hommes : elle révèle la condition sociale, politique,
culturelle dans laquelle tous les hommes vivent. cf. Mill, Kant,
Aubenas
3.Croire
= profession de foi, professer une conviction, un idéal
a)
un idéal n'est pas seulement une idée. En ce 3ème sens du verbe
« croire », la représentation dans laquelle on croit ne
permet pas de rejoindre une réalité présente là-bas mais
indisponible ici ou invisible maintenant. Cette fois, c'est une
représentation qui doit permettre de faire exister la réalité, de
la produire, de la « modeler». En ce sens, croire c'est penser
un modèle de conduite à tenir = à tenir, à avoir, à venir.
b)
idéal, volonté et temps. En ce sens, celui qui croit, qui a foi en
certaines valeurs a une volonté qui fait exister pour lui
l'avenir dans lequel ses actions pourront avoir lieu. En anglais
c'est le même mot qui signifie la volonté et qui forme l'auxiliaire
du futur, comme le fait remarquer Hannah Arendt dans La vie de
l'esprit.
D'ailleurs,
qu'on reproche à l'athée, qui croirait à certaines valeurs comme
l'égalité sociale, de ne pas être réaliste, d'être un utopiste,
ou qu'on reproche au fidèle religieux (au « croyant »
comme on dit) de ne pouvoir prouver l'existence du Dieu dans lequel
il croit, cela n'empêche ni l'un ni l'autre d'agir réellement à la
lumière des valeurs qu'il professe.
c)
La question n'est pas de savoir si telle figure héroïque
existe, celle du Père Noël (qui donne des cadeaux à tous
les enfants) ou celle de Robin des bois (qui redistribue les
richesses!). La question n'est pas de savoir si l'image ou le récit
est vrai. Car la question n'est plus celle du vrai, mais celle du
bien, c'est-à-dire la question de la valeur morale d'une action à
venir. Car une action est un événement par lequel un homme fait
exister une réalité qui n'existait pas encore, qui a été pensée
comme une idée et valorisée comme un idéal.
Conclusion
La
croyance repose donc sur ce qu'est un homme : un être doté
d'esprit (représentation), de désir (idéal) et de liberté (choix
de l'action conforme ou non à l'idéal). Pour autant cette
définition ne correspond aucunement à une nature de l'homme puisque
c'est justement parce qu'il n'y pas de « nature humaine »
que l'homme doit penser un idéal, un modèle d'humanité.
En
ce sens du verbe « croire », qu'un homme raisonne, ou
qu'il se souvienne, ou qu'il perçoive, ou qu'il écoute le
témoignage d'autrui ou la simple rumeur, tout homme doit croire. Sa
croyance est l'issue d'un acte d'interprétation par lequel il passe
de la représentation de la chose à la chose représentée.
« Ne
croire que ce qu'on voit » c'est croire encore !
L'homme
qui se réclame du bon sens dit volontiers qu' « il ne croit
que ce qu'il voit » : ce genre de déclarations ne permet
donc pas d'opposer ceux qui croient et ceux qui ne croiraient pas,
mais seulement plusieurs façons de croire ou, plus exactement, des
autorités différentes qui doivent justifier nos croyances. Certains
ne croient que ce qu'ils voient eux-mêmes comme d'autres préfèrent
s'en remettre au jugement d'autrui (parfois même à la perception
d'autrui), d'autres encore en la seule puissance de leur
raisonnement, d'autres enfin à l'autorité anonyme de l'opinion,
laquelle ni ne perçoit ni ne raisonne mais forme le plus grand
nombre de ...faux témoins.
Les
différentes autorités possibles : le raisonnement, la
perception - mémoire (parce qu'il faudra continuer de croire en ce
qu'on aura vu, même dans un passé récent, même l'instant d'avant)
/ le témoignage, l'opinion, la tradition / l'institution :
familiale, pédagogique, médiatique / le support : écrit,
parole, image (la télévision, le journal, l'émission, le
documentaire, la fiction).
Celui
qui raisonne adhère à la conclusion de son raisonnement, celui qui
se rappelle avec précision sa journée passée adhère à son
souvenir (par exemple, il ne le prend pas pour un rêve), celui qui
voit l'arbre au bord de la route adhère à sa perception, celui qui
rêve adhère, au moment où il rêve, au contenu de l'image
onirique, celui qui s'en remet à la rumeur adhère à ce récit
anonyme : tous adhèrent à la représentation au sens où ils
traversent cette représentation vers la réalité qu'elle
représente.
« ne
pas en croire ses yeux »
on
croit non pas la chose elle-même mais ce que nos yeux nous en
disent, on croit à ses yeux au sens où comme on dit parfois, à
l'inverse, qu' « on n'en croit pas ses yeux ». D'où
l'expression : « qu'est-ce qui te dit» qu' « il
pleuvra demain », « que c'est bien elle attablée dans ce
café », « que c'est la bonne rue » : comme si
à travers les impressions ou images que nous en recevons, à travers
les témoignages qui nous en sont livrés, le monde nous parlait -
ce qui montre que ce n'est plus au monde directement que nous avons
affaire mais à sa parole, à son signe. Il faut croire les signes
que nous recevons du monde parce qu'ils sont les seuls moyens
possibles de le rejoindre, nous qui en sommes séparés. Nous sommes
présents au monde, prés de lui : si une parole sur le monde
nous en a éloignés, c'est grâce à une autre parole que nous en
rapprochons tout en en restant séparés.
L'homme
n'est pas le réel, ni même un fragment du réel, l'homme est en
rapport avec le réel, ce qui veut dire qu'il en est séparé et
qu'il s'efforce de le rejoindre. La représentation que l'homme se
fait du réel est à la fois ce qui le sépare et ce qui le relie au
réel car c'est toujours à travers une perception, une image, un
concept, un énoncé, en bref une représentation qu'il entre en
rapport avec le réel. En ce sens, « croire » c'est tenir
pour vraie la représentation qui fait signe vers la chose réelle
qui existe en-dehors de la représentation. Car le signe n'est pas la
chose qu'il signifie ou qu'il désigne. Si je tiens ce récit pour
vrai, si j'y crois, si je l'écoute avec autant d'attention, c'est
parce qu'à travers lui je me tends vers les événements qu'il
relate mais qui ont existé en-dehors de ce récit : le récit
fait signe vers ces événements, il les signifie, il en est le
signe. Que j'aie pu prouver l'existence de quelque chose, que sur
elle je m'en remette à un témoignage, que je me fie à l'image que
m'en livre une perception présente, ou ma mémoire, ou mon
hallucination, j'adhère à la représentation.