C.-O. Verseau professeur agrégé de philosophie

Arendt / Répondre de ses actes : l'auteur, l'historien

    « Alors que les hommes ont toujours été capables de détruire n’importe quels produits de la main humaine et qu’ils sont même capables aujourd’hui de détruire ce que l’homme n’a pas fait – la Terre et la nature terrestre – ils n’ont jamais pu et ils ne pourront jamais anéantir ni même contrôler sûrement le moindre des processus que l’action aura déclenchés. L’oubli lui-même et la confusion qui savent recouvrir si efficacement l’origine et la responsabilité de tel ou tel acte n’arrivent pas à supprimer l’acte ni à empêcher les conséquences. Et cette incapacité à défaire ce qui a été fait s’accompagne d’une incapacité presque aussi totale à prédire les conséquences de l’acte ou même à s’assurer des motifs de cet acte.
Si la force du processus de la production s’absorbe et s’épuise dans le produit, la force du processus de l’action ne s’épuise jamais dans un seul acte, elle peut grandir au contraire quand les conséquences de l’acte se multiplient ; ces processus, voilà ce qui dure dans le domaine des affaires humaines : leur durée est aussi illimitée, aussi indépendante de la fragilité de la matière et de la mortalité des hommes que celle de l’humanité elle-même. Si nous sommes incapables de prédire avec assurance l’issue, la fin d’une action, c’est simplement que cette action n’a pas de fin. Le processus d’un acte peut littéralement durer jusqu’à la fin des temps, jusqu’à la fin de l’humanité.
Cette énorme capacité de durée que possèdent les actes plus que tout autre produit humain serait un sujet de fierté si les hommes pouvaient en porter le fardeau, ce fardeau de l’irréversible et de l’imprévisible d’où le processus de l’action tire toute sa force. Que cela soit impossible, les hommes l’ont toujours su. Ils ont toujours su que celui qui agit ne sait jamais bien ce qu’il fait, qu’il sera « coupable » de conséquences qu’il n’a pas voulues ni même prévues, que si inattendues, si désastreuses que soient ces conséquences il ne peut pas revenir sur son acte, que le processus qu’il déclenche ne se consume jamais sans équivoque en un seul acte ou un seul événement, et que le sens même n’en sera jamais dévoilé à l’acteur, mais seulement à l’historien qui regarde en arrière et qui n’agit pas ».
Hannah Arendt,
La condition de l'homme moderne (tr. Georges Fradier, pp297-299), 1961