C.-O. Verseau professeur agrégé de philosophie

Arendt / Le vital, l'utile, le sensé

« Les mêmes normes de moyens et de fin s’appliquent au produit. Bien qu’il soit une fin pour les moyens par lesquels on l’a produit, et la fin du processus de fabrication, il ne devient jamais, pour ainsi dire, une fin en soi, du moins tant qu’il demeure objet à utiliser. La chaise, qui est la fin de l’ouvrage de menuiserie, ne peut prouver son utilité qu’en devenant un moyen, soit comme objet que sa durabilité permet d’employer comme moyen de vie confortable, soit comme moyen d’échange. L’inconvénient de la norme d’utilité inhérente à toute activité de fabrication est que le rapport entre les moyens et la fin sur lequel elle repose ressemble fort à une chaîne dont chaque fin peut servir de moyen dans un autre contexte. Autrement dit, dans un monde strictement utilitaire, toutes les fins seront de courte durée et se transformeront en moyens en vue de nouvelles fins.
Cette perplexité inhérente à l’utilitarisme cohérent, qui est par excellence la philosophie de l’homo faber, peut se diagnostiquer théoriquement comme une incapacité congénitale de comprendre la distinction entre l’utilité et le sens, distinction qu’on exprime linguistiquement en distinguant entre « afin de » et « en raison de ». Ainsi l’idéal utilitaire qui imprègne une société d’artisans – comme l’idéal de confort d’une société de travailleurs ou l’idéal d’acquisition qui domine les sociétés de commerçants – n’est plus une question d’utilité, mais de sens. C’est « en raison de » l’utile en général que l’homo faber juge et fait tout en termes d’ « afin de ». L’idéal de l’utile, comme les idéaux d’autres sociétés, ne peut plus se concevoir comme chose nécessaire afin d’avoir autre chose, il défie qu’on l’interroge sur sa propre utilité. Il n’y a évidemment pas de réponse à la question que Lessing posait aux philosophes utilitaristes de son temps : « Et à quoi sert l’utilité ? » Le problème de l’utilitarisme est de se laisser prendre dans la chaîne sans fin de la fin et des moyens, sans pouvoir arriver à un principe qui justifierait la catégorie de la fin et des moyens, autrement dit de l’utilité elle-même. L’ « afin de » devient le contenu du « en raison de » ; en d’autres termes, l’utilité instaurée comme sens engendre le non-sens.
A l’intérieur de la catégorie de la fin et des moyens, dans les expériences de l’instrumentalité qui régit tout entier le monde de l’utilité et des objets d’usage, il est impossible de mettre un terme à la chaîne des moyens et des fins et d’empêcher les fins de resservir éventuellement de moyens, sinon en déclarant que telle ou telle chose est « une fin en soi ». Dans le monde de l’homo faber où tout doit servir à quelque chose, le sens lui-même ne peut apparaître que comme une fin, une « fin en soi », ce qui est soit une tautologie s’appliquant à toutes les fins, soit une contradiction dans les termes. Car une fin, une fois atteinte, cesse d’être une fin et perd sa capacité de guider et de justifier le choix des moyens, de les organiser et de les produire. Elle est devenue un objet parmi d’autres, elle s’est ajoutée à l’immense arsenal du donné dans lequel l’homo faber choisit librement ses moyens en vue de ses fins. Le sens, au contraire, doit être permanent et ne rien perdre de son caractère, qu’il soit atteint, ou plutôt trouvé, par l’homme, ou qu’il échappe à l’homme. L’homo faber, dans la mesure où il n’est que fabricateur et ne pense qu’en termes de fins et de moyens, termes dictés par son activité d’œuvre, est tout aussi incapable de comprendre un sens que l’animal laborans de comprendre une instrumentalité. Et comme les outils que l’homo faber emploie à édifier le monde deviennent pour l’animal laborans le monde lui-même, le sens de ce monde, qui est en fait inaccessible à l’homo faber, devient pour lui la paradoxale « fin en soi ».
La seule manière de sortir du dilemme du non-sens en toute philosophie strictement utilitariste est de tourner le dos au monde objectif des choses d’usage pour revenir à la subjectivité de l’usage lui-même. C’est seulement en un monde purement anthropocentrique, où l’usager, c’est-à-dire l’homme, devient la fin dernière mettant un terme à la chaîne des moyens et des fins, que l’utilité en tant que telle s’élève à la dignité du sens. Mais la tragédie, c’est qu’à l’instant où l’homo faber semble avoir trouvé la plénitude dans les termes de son activité, il se met à dégrader le monde d’objets, la fin et le produit final de son cerveau et de ses mains ; si l’homme usager est la fin dernière, la « mesure de toutes choses » ce n’est pas seulement la nature, traitée par l’homo faber en matériau presque « sans valeur », ce sont les objets de « valeur » eux-mêmes qui deviennent de simples moyens et perdent ainsi leur « valeur » intrinsèque ».
Hannah Arendt,
La condition de l'homme moderne (tr. Georges Fradier, pp.206-209), 1961