C.-O. Verseau professeur agrégé de philosophie

Arendt / Le travail, la fabrication, l'action, la pensée : quelle signification?

    « L’animal laborans, prisonnier du cycle perpétuel du processus vital, éternellement soumis à la nécessité du travail et de la consommation, ne peut échapper à cette condition qu’en mobilisant une autre faculté humaine, la faculté de faire, fabriquer, produire, celle de l’homo faber qui, fabricant d’outils, non seulement soulage les peines du travail mais aussi édifie un monde de durabilité. La rédemption de la vie entretenue par le travail, c’est l’appartenance au-monde entretenu par la fabrication. Nous avons vu en outre que l’homo faber, victime du non-sens, de la « dépréciation des valeurs », de l’impossibilité de trouver des normes valables dans un monde déterminé par la catégorie de la fin-et-des-moyens, ne peut se libérer de cette condition que grâce aux facultés jumelles de l’action et de la parole qui produisent des histoires riches de sens aussi naturellement que la fabrication produit des objets d’usage. Si ce n’était hors de notre propos nous pourrions aussi ajouter à ces situations celle de la pensée ; car la pensée aussi est incapable de sortir, par ses propres moyens, des conditions qu’engendre l’activité même de penser. Dans chacun de ces cas ce qui sauve l’homme – l’homme en tant qu’animal laborans, en tant qu’homo faber, en tant que penseur – c’est quelque chose qui vient d’ailleurs : une chose extérieure, non certes à l’homme, mais à chacune des activités en question. Au point de vue de l’animal laborans, il est miraculeux d’être aussi un être connaissant et habitant un monde ; au point de vue de l’homo faber il est miraculeux, c’est comme une révélation du divin, qu’il puisse y avoir place en ce monde pour une signification ».

Hannah Arendt,
La condition de l'homme moderne (tr. Georges Fradier, pp.301-303), 1961