C.-O. Verseau professeur agrégé de philosophie

Art et réalité / analyse d'un exemple

   En quoi une oeuvre est-elle un "chef-d'oeuvre"? 
   Qu'est-ce qui la rend importante ? En quoi sa "portée" est-elle grande?
  La portée d'une oeuvre d'art  fait de celle-ci un "chef-d'oeuvre" chaque fois qu'on peut la considérer comme un manifeste à travers lequel l'artiste redéfinit l'art dont ses oeuvres relèvent (qu'est-ce que peindre? danser? qu'est-ce que la musique? l'architecture? la littérature? etc.), redéfinissant même parfois la démarche artistique en général et, à travers celle-ci, notre rapport à la réalité elle-même. 
   En ce sens le Champ de stèles, réalisé par Peter Eisenman à Berlin, est un exemple de chefs-d'oeuvre. Car notre rapport à la réalité y est autant remis en question que la définition de l'architecture et, en général, de l'art lui-même. Pourquoi la société aurait-elle besoin d'artistes? Quel monde, quelle réalité, l'art et l'architecture nous donnent-ils à habiter ? Telles sont les deux questions générales, génériques, que le Champ de stèles de Eisenman permet de poser avec une précision toute particulière.

1- Pourquoi des artistes ? La place de l'artiste dans la « polis »
   Six millions d'hommes assassinés, l'Europe, L'Etat allemand, une journaliste, un historien et un groupe de citoyens, un parlement, un architecte. Cette énumération rappelle que la réalisation de ce «Champ de stèles» est l'issue d'une histoire.
   « Histoire » : au sens d'un processus dont les étapes se succèdent dans le temps, mais aussi au sens d'une suite d'événements organisée par un récit, au sens de "l'histoire de l'Europe au 20ème siècle" par exemple.
   Or cette « histoire » fait apparaître un événement inédit dans l'histoire des hommes : la destruction méthodique, massive et systématique, d'humains sélectionnés selon des critères idéologiques. On peut penser qu'un tel événement attend sinon une réparation, du moins une reconnaissance. Tel est le sens premier d'un acte de commémoration.
   Commémorer est un acte, un événement, un fait : c'est le fait que les faits sont rappelés, pensés, qu'ils sont donc reconnus.
   On dit qu'un évenement a lieu quand "quelque chose arrive". A travers le temps arrivent en effet toutes sortes de « choses ». Mais il arrive parfois qu'on dise enfin les « choses » qui sont arrivées. Comment considérer cette chose qui arrive parmi toutes les autres? C'est, si l'on veut, un événement parmi d'autres puisque celui-ci prend sa place à la suite de tous les autres dans le déroulement temporel des faits et pourtant c'est l'événement qui fait advenir tous les autres jusqu'à nous, qui nous rend conscients de tous les précédents, qui fait que nous pouvons nous sou-venir [a-vènement, événement, souvenir, venir, devenir, avenir]. En ce sens l'événement d'une commémoration est un événement fondamental : il est au fondement de l'édifice, de l'architecture donc, de notre mémoire.
   D'ailleurs, le lieu choisi pour y construire le Champ de stèles est lui-même un lieu traversé par l'histoire de l'Allemagne: «Sur cet emplacement du Berlin historique, en bordure du Tiergarten et à quelques dizaines de mètres de la porte de Brandebourg, s'élevaient, jusqu'en 1945,des bâtiments dépendant de la chancellerie hitlérienne. Enfoui sous terre, se dissimulait le bunker de Joseph Goebbels, le ministre de la propagande d'Adolf Hitler, lui-même réfugié dans un bunker similaire, à 200 mètres de là. Après la guerre, le terrain demeura nu, bordé, à l'est, de HLM et, à l'ouest, du Mur qui coupait la ville en deux. Depuis sa disparition, le quartier, d'oùl'on aperçoit la coupole de verre du Bundestag, les gratte-ciel de la Potsdamer Platz et, entre les arbres, la silhouette de la nouvelle chancellerie, s'est peu à peu densifié » (un parc, un opéra,une Académie des Beaux-Arts, un centre touristique, des commerces et des restaurants nombreux, etc.)". 
   Faire exister un lieu de commémoration suppose des compétences techniques. Pourtant, selon la classification des modalités du « faire » proposée par Arendt, la volonté de commémorer, qui s'affirme dans la « fabrication » d'un ouvrage technique, correspond avant tout à un "produit de l'action", donc à une action au sens politique de ce terme.
    Question : pourquoi l'ultime étape de ce processus historique, qui permet de conduire « l'action » à son terme, devait-elle prendre la forme d'une œuvre conçue et réalisée par un artiste? Pourquoi fallait-il un artiste pour achever cette étape, décisive, d'une histoire qui concerne une nation entière, voire l'Europe entière et même toute l'histoire du 20ème siècle?

2- Réalité, matérialité de l'oeuvre d'art : 
ouvrage d'art (technique) ou œuvre d'art (artistique) ?
     Art ou technique? L'enjeu est important étant donné les dimensions du site.
   D'un côté, on comprend que les caractéristiques physiques de l' «objet» doivent être ajustées, sinon proportionnées, à la réalité à commémorer. D'où l'inscription de ce Champ de stèles dans l'histoire du mégalithisme.
   D'un autre côté, si la réalisation du projet ne devait faire appel qu'à des compétentes techniciennes, comment éviterait-on que la construction finale ne soit qu'une démonstration de puissance du fait de son gigantisme, de son "monumentalisme", tendances et tentations qui furent associées à l'idéologie, le nazisme, dont le mémorial invite à penser les conséquences historiques. Ci-dessous, le "Parvis du Congrès du Parti du Reich" à Nuremberg, la première des réalisations d'Albert Speer, l'architecte de Adolph Hitler.
File:Bundesarchiv Bild 146-2008-0028, Nürnberg, Parteitagsgelände, Ehrentribüne.jpg

File:Bundesarchiv Bild 102-16196, Nürnberg, Reichsparteitag, SA- und SS-Appell.jpg
   Il fallait donc penser le sens de la démarche, chercher des proportions qui n'aient pas un sens seulement quantitatif, physique ou géométrique. Il fallait à la fois inscrire l'acte de commémoration dans l'histoire ancestrale de ce geste (les premières sépultures, les premiers indices d'une volonté humaine de laisser une trace, un vestige : la stèle, la pierre dressée, le menhir, les mégalithes) et donner à penser le caractère inédit de l'événement à commémorer.
   Car telle est, selon Bergson, la vocation propre à l'art, commune à la philosophie : permettre de faire face à la réalité, c'est-à-dire à la réalité dans sa singularité, son « individualité » : "nous ne voyons pas les choses mêmes ; nous nous bornons, le plus souvent, à lire des étiquettes collées sur elles." Cf. Le rire.
   Ce qui permet au Champ de stèles de P. Eiseman d'éviter le gigantisme est le contraste entre l'ampleur du Champ et la sobriété de chacune des Stèles, simples parallélépipèdes de béton (à la différence d'un marbre sculpté), uniformes (en largeur, en longueur), lisses (sans inscription), ne s'élevant elles-mêmes que parce que le sol s'affaisse à leur proximité, par leur densification.

3 – Pourquoi un architecte ? Bâtir pour habiter, pour abriter ?
    L'humain est le seul être qui doit avoir (habere) de quoi être, un habit, des habitacles et, surtout, un habitat. Même les morts habitent le monde, le monde humain - même si une stèle n'est pas, à proprement parler, une tombe. [voir la différence entre tombeau, sépulture, mausolée et cénotaphe].
   Une berlinoise, un berlinois, un touriste, habitent-ils la ville de la même façon selon qu'il s'est ou non recueilli sur le site ?
   Question : en quoi ce site est-il un "bâti", sinon un "bâtiment", un lieu de séjour, destiné à accueillir, à abriter, à être habité?

4 – En quel sens doit-on parler de la « beauté » d'une œuvre d'art?
   Pourrait-on attendre que le Champ de stèles soit « beau » au sens de « plaisant » ou agréable à regarder, joli, décoratif ?
    En quel sens le sublime, le tragique, l'imposant, le repoussant, le dégoûtant, pourraient-ils être beaux ? En quel sens peuvent-ils prétendre s'adresser à des visiteurs ou spectateurs cultivés, ayant du « goût»?
   Question : de quelle « esthétique » doit relever un monument commémoratif ?

5- Fidélité de la représentation à ce qu'elle représente
  Un monument ..."ad-moneste", tourne l'attention, avertit – c'est du moins le sens du verbe latin moneo.
  Mais poser la question de la fidélité de la représentation, mettre en question le caractère représentatif de l'oeuvre, suppose que nous ayons déjà une connaissance de la réalité qu'elle voudrait représenter.
    Ne serait-ce pas l'inverse ? N'est-ce pas l'oeuvre qui nous fait enfin voir la réalité ou, au moins, voir que nous ne savions pas encore la voir, la regarder en face ou même ...de biais?
   Doit-on attendre d'une œuvre qu'elle nous permettre de reconnaître ce que nous connaissions déjà? Ou une œuvre n'est-elle au contraire déconcertante, dérangeante, par le seul fait qu'elle nous invite à reconnaître que nous ne savions pas encore, ne connaissions pas encore, n'étions pas encore conscients de "cette réalité" ?
   Le problème est-il : cette œuvre est-elle à la hauteur de ce qu'elle doit commémorer ? Ou n'est-il pas plutôt: qu'est-ce donc que cette réalité, que j'appelle "l'extermination de 6 millions d'hommes", ou "Holocauste", ou encore "Shoah", que je croyais connaître mais que l'oeuvre m'invite à penser par d'autres chemins? cf. le titre du film (conçu de 1976 à 1981, diffusion en 1985) de Claude Lanzmann.

6 – Adresse de l'oeuvre d'art : à qui s'adresse-t-elle ? 
À quoi invite-t-elle celui à qui elle s'adresse ?
    Comment se tenir face à l'oeuvre, face à la « stèle » ? Quelle attitude avoir ? Comment lui faire face ?
    Déjà, la diversité de nos postures ou positions (corporelles), voire de nos poses, face aux tableaux dans les musées, face à un spectacle, dans un concert, montre notre embarras quand il faut faire face à l'oeuvre qui se présente. Où se mettre? Combien de temps consacrer à l'oeuvre? L'oeuvre est présente devant moi : à quelle sorte de présence m'invite-t-elle ?
  «Visite»-t-on le Champ de stèles? Qu'y a-t-il à voir à proprement parler? La pierre, elle, ne pense pas, ne ressent pas, ne commémore rien. C'est l'humain qui, face à elle, commémore, ressent, pense. La pierre ne me fera signe que si je me laisse « arrêter » par elle, orienter par elle. Telle est le premier "sens" d'une stèle dans sa présence : m'arrêter et me faire considérer mon orientation, peut-être ma désorientation. Cf. Rilke, Le torse archaïque d'Apollon. D'ailleurs, ici, c'est une autre œuvre (le poème de Rilke) qui me fera voir qu'une première œuvre (d'un sculpteur grec de l'antiquité) me concerne, me regarde, me parle et me dit : « Tu dois changer ta vie ».
  Question : à quel type d'expérience la réalité de l'oeuvre invite-t-elle ? La contemplation d'une œuvre peut-elle se réduire à une expérience sensorielle (vision ou audition) ? En quoi la présence de l'oeuvre au sein de la réalité m'engage-t-elle à changer mon rapport à la réalité?