C.-O. Verseau professeur agrégé de philosophie

TMD / Mardi 21 janvier / La raison (...suite et fin!)


4 Raison et raison d'être

Rq : certes, il semblerait réaliste (« réalisme » ...au sens de l'exigence de ne pas se laisser enfermer dans notre subjectivité, dans notre tendance à voir le réel tel qu'il nous apparaît) de considérer que l'ordre que nous cherchons au-dehors, « dans » le réel, n'est qu'une projection de ce que nous sommes nous-mêmes (en tant qu'êtres pensants, êtres doués de raison), non pas une représentation objective de ce qu'est « le réel en lui-même », le réel pris en lui-même (non pas pris, appris, compris par l'esprit humain).

Toutefois, l'hypothèse selon laquelle l'ordre, la rationalité, le sens, l'unité (cf. comprendre c'est unifier) ne renverrait qu'à l'homme, qu'à son besoin d'ordre, de raison, de sens, de pourquoi, se heurte précisément au constat que l'être humain est un être, un élément du réel, fait « partie » de ce réel.
Comment concevoir que le réel soit un simple chaos, sans rime ni raison, dépourvu de sens (de possible mise en relation) si l'homme doit constater, au moins pour lui-même, qu'il a lui-même un besoin de raison, de sens, etc.

Que le réel soit chaotique c'est une chose... mais qu'il ne soit que chaos et qu'il y ait au sein de ce chaos un être qui soit doté, équipé d'une raison = d'une faculté qui invite cet être à chercher un ordre qui n'existerait pas ailleurs qu'au-dedans de lui-même… cela revient à penser davantage qu'un simple chaos, davantage même qu'une absurdité. Une sorte de dérision, de cruauté (hypothèse par ailleurs intenable puisque il n'y aurait pas non plus d'intention, de volonté, faute d'une puissance ordonnatrice et créatrice de la réalité) ?

Cf. Heidegger, Introduction à la métaphysique
la formulation > « étant » = chose qui existe > participe présent « being »

« arbitraire » = fantaisie de l'esprit, caprice, question contingente : elle se pose mais elle pourrait ne pas se poser > au contraire, il s'agit de montrer que non seulement elle s'impose à l'esprit humain, mais qu'elle est la première de toutes les questions qu'un « esprit », qu'une « raison » humaine peut se poser.

« Première » : en quel sens ? Commencement (chronologique) / fondement (axiologique)
Cette question qui porte sur tous les étants (tout ce qui est) ce n'est certes pas la question par laquelle chacun commence, commence à poser des questions, commence à penser, réfléchir : au sens chronologique, elle ne vient pas en premier.
Mais cette question est primordiale au sens où toutes les autres en dérivent. « primordiale » au sens donc de « fondamentale ». Cette question est la raison d'être de toutes les autres que nous nous posons, c'est elle qui donne sens à toutes les autres (que nous en prenions conscience ou non).

Pourquoi cette incorrection « demander la question » si ce n'est pour faire entendre que derrière toute question (quête, enquête) il y a plus qu'une phrase interrogative, il y a un véritable désir, volonté de trouver une réponse, vouloir que le réel réponde-corresponde à notre question (sinon il y aurait un manque).
D'où l'autre bizarrerie grammaticale « ce questionner » (= cette question) : bizarrerie pour insister sur le caractère actif, engagé, de notre rapport à cette question, qui ne doit donc pas rester une simple interrogation.

Sol sur lequel « poser », « horizon » (autre image : celle de la mise en perspective, de la profondeur, quelque chose m'apparaît sur fond)

« ennui », « allégresse », « désespoir » : 3 états affectifs, qui concernent l'homme apparemment dans sa sensibilité (sa capacité à éprouver des sentiments) non pas dans sa rationalité. Et pourtant ces « simples » sentiments sont en rapport avec cette question, « ce questionner », que seule sa raison permet à l'homme de se poser.

Car chacun de ces trois sentiments correspond à l'expérience pour Un homme, pour UN sujet, de penser le TOUT, la totalité de tout ce qui existe, tous les étants (toutes les choses qui existent).
En effet, dans l'ennui, quoi qu'on me présente, quelle que soit la chose (quel que soit l'étant...) qu'on me montre, rien ne me sort de mon ennui (ce « monstre » dévorant, « glapissant » selon les Fleurs du mal de Baudelaire), « tout » m'est égal, « tout » m'est indifférent.
De même, dans l'allégresse, j'ai conscience que l'événement qui me rend si joyeux aurait pu ne pas se produire, ne pas « arriver », m'arriver, et je me demande comment il a pu se produire, c'est-à-dire comment peut exister un monde qui rende possible un tel événement, un monde, tout un monde dans lequel cet événement en particulier trouve sa place.
De même pour le désespoir...

En bref, cet extrait de Introduction à la métaphysique met en évidence le face à face entre « la raison et le réel », la raison humaine en quête de raisons dans le réel, en insistant sur le fait que « la raison » n'est jamais, chaque fois, que la raison d'un homme, d'un sujet, qui doit faire l'effort de penser le tout du réel dont il n'est qu'une partie.
> il n'y a pas « la » raison mais un acte, toujours singulier, toujours celui d'un sujet, qui veut faire face au tout de ce qui existe, à la totalité des étants, y « faire face » en y cherchant du sens, de l'ordre, de la « raison ».



  1. La raison, faculté fondamentale parmi toutes les facultés d'un homme
La raison = pas seulement ce qui nous permet d'embrasser l'ensemble de la réalité, mais aussi l'ensemble de notre propre subjectivité.
La raison n'est pas une faculté parmi d'autres (le langage, la mémoire, l'imagination, la sensibilité, etc.) puisque c'est grâce à elle que nous définissons toutes les autres : que nous expliquons ce que signifie « se souvenir », ce qu'est une image, ce que veut dire « parler », etc. C'est d'ailleurs la raison qui se définit elle-même, c'est en raisonnant qu'on cherche ce que veut dire être « raisonnable », ce que veut dire « être rationnel », ce qu'on doit faire pour faire œuvre de raison.

Toute la tradition philosophique y insiste : un humain = deux facultés, la raison et la liberté. Mais c'est encore par la raison que nous pouvons énoncer cette affirmation, éventuellement la critiquer.

cf. Kant, Idée d'une histoire universelle d'un point de vue cosmopolitique p.21 l.2-3
« la raison et la liberté du vouloir qui se fonde sur elle »...
cf. La Mirandole, De la dignité de l'homme

objection chez Rousseau, Discours de l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes p.37
les deux facultés qui font que l'homme est homme = liberté + « perfectibilité »

réponse à l'objection de Rousseau : c'est pourtant en raisonnant que Rousseau voudrait nous convaincre que la raison n'est pas une faculté spécifiquement humaine...