"La nature (l'art par lequel Dieu a fait le monde
et le gouverne) est si bien imitée par l’art
de l'homme, en ceci comme en de nombreuses autres choses, que cet art
peut fabriquer un animal artificiel. Car, étant donné que la vie
n'est rien d'autre qu'un mouvement de membres, dont le commencement
est en quelque partie principale intérieure,
pourquoi ne pourrions-nous pas dire que tous les automates
(des engins qui se meuvent eux-mêmes,
par des ressorts et des roues, comme une montre)
ont une vie artificielle? Car qu'est-ce que le coeur,
sinon un ressort,
les nerfs,
sinon de nombreux fils,
et les jointures,
sinon autant de nombreuses roues
qui donnent du mouvement au corps entier, comme cela a été
voulu par l'artisan. L'art va encore plus loin, imitant cet ouvrage
raisonnable et le plus excellent de la Nature,
l'homme.
Car par l'art est créé ce grand LEVIATHAN appelé RÉPUBLIQUE,
ou ÉTAT (en latin, CIVITAS), qui n'est rien d'autre qu'un homme
artificiel, quoique d'une stature et d'une force supérieures à
celles de l'homme naturel, pour la protection et la défense duquel
il a été destiné, et en lequel la souveraineté
est une âme
artificielle,
en tant qu'elle donne vie et mouvement au corps entier, où les
magistrats
et les autres officiers
affectés au jugement et à l'exécution
sont des jointures
artificielles, la récompense
et la punition
(qui, attachées au siège de la souveraineté, meuvent chaque jointure,
chaque membre pour qu'il accomplisse son devoir)
sont les nerfs,
et [tout] cela s'accomplit comme dans le corps naturel : la
prospérité et la richesse
de tous les membres particuliers sont la force,
le salus populi
(la protection du peuple)
est sa fonction,
les conseillers,
qui lui proposent toutes les choses qu'il doit connaître,
sont la mémoire,
l'équité
et les lois
sont une raison
et une volonté
artificielles, la concorde
est la santé,
la sédition
est la maladie,
et la guerre civile
est la mort.
En dernier, les pactes
et les conventions,
par lesquels les parties de ce corps politique ont en premier lieu
étaient faites, réunies et unifiées,
ressemblent à ce Fiat
ou au Faisons l'homme
prononcé par Dieu lors de la création."
Thomas Hobbes (1588-1679), Introduction du Leviathan, 1651
Frontispice du Léviathan
NB : le nom de Hobbes est souvent associé à l'adage que l'auteur a rappelé dans une de ses Epîtres dédicatoires du De cive (1642) : 'L'homme est un loup pour l'homme'. Il n'est pourtant ni le seul ni le premier auteur à citer cette sentence dont le sens est moins simple qu'il n'y paraît.