C.-O. Verseau professeur agrégé de philosophie

La culture est-elle "une seconde nature"?

Analyse de la question + mise en forme d'un problème
  • [le naturel / l'habituel, le routinier, le machinal] : à force d'emprunter les mêmes chemins, nous ne nous sentons plus marcher, nous ne devons plus penser à nous orienter, nous nous portons et transportons comme « naturellement », comme si nos membres eux-mêmes nous conduisaient, comme s'ils connaissaient la route. Tout ce que nous avons pris, appris, compris fait désormais tellement partie de nous comme si cela avait été depuis toujours en nous de façon innée : comme si cela nous composait désormais, composait notre nature, une nouvelle et « seconde nature ».
  • [le naturel / le normal] S'il s'agissait seulement de constater l'aisance avec laquelle on agit par habitude, si le problème ne concernait que le « comment » quelque chose se fait, la confusion entre l'habituel et le naturel ne porterait pas à conséquence et il n'y aurait nullement matière à controverse. Mais « naturel » a aussi un sens normatif et concerne le pourquoi, le sens, la valeur. En effet, « naturel » signifie souvent ce qui ne peut pas ne pas avoir lieu, ce qui a lieu nécessairement, ce qui a lieu que nous le voulions ou non, que nous y pensions ou non, mais « naturel » signifie tout aussi souvent ce qui pourrait ne pas avoir lieu et qui cependant devrait avoir lieu. C'est une contradiction flagrante, qu'on devrait remarquer chaque fois qu'on condamne une conduite sous prétexte qu'elle n'est « pas naturelle » puisque, si nos conduites étaient « naturelles », nous ne pourrions pas, précisément, en avoir d'autres que celles que nous aurions. Car ce qui a lieu naturellement n'a pas lieu parce que ce comportement serait meilleur qu'un autre, parce qu'il serait une possibilité valorisée par rapport à une autre, mais tout au contraire parce qu'il ne peut pas ne pas avoir lieu. Bref, ériger la nature en un modèle que nous devrions suivre, c'est reconnaître que nous ne suivons donc pas « naturellement » la nature ! Et le reconnaître c'est devoir se préparer à justifier le modèle proposé, à valoriser ce modèle en le comparant à d'autres modèles et, pour commencer, se préparer à justifier la vision, subjective, culturelle, que nous avons de la nature qui nous conduit à proposer cette idée, cette image de la nature comme modèle, comme idéal.
  • Cette définition de la culture comme « seconde nature » présente donc une impasse sur le plan logique. Car si nous avons deux natures, la première générée par la nature, la "seconde" instituée par la culture, plus aucune de ces deux natures ne serait une « nature » puisque la dualité de nos natures nous placerait devant un choix et plus aucun comportement ne serait plus « naturel » ! On sort habituellement de cette aporie en suggérant que la « seconde » nature n'est que secondaire, qu'elle n'est qu'une couche superficielle, un vernis, et que le naturel, surtout si on prétend le « chasser », revient sûrement et promptement, c'est-à-dire nécessairement. Auquel cas, c'est reconnaître que la seconde nature n'était pas une « nature ».
  • L'enjeu de la question initiale apparaît peu à peu : si nous avions une première nature, quel besoin d'en avoir une "seconde, surtout si celle-ci devait prendre la première comme modèle ? Et si nous nous en donnons une, comment pourrait-elle être une « nature » ou comment laisserait-elle la première nature intacte, "naturelle", puisque en proposant un modèle à suivre cette seconde nature ferait que nous n'agirions plus "par nature", mais en raison et par volonté, par choix, par liberté.
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    1. Seconde « nature » : la culture comme si c'était une nature, avoir comme si on était
    - Hegel, PESPh La coutume est une "seconde nature". Les us et les coutumes. l'usage. Je ne suis pas ce que j'ai mais pour que mon geste soit efficace je dois avoir comme si j'étais. Avoir comme si on était.
    - Arendt CHM : les conditions que nous nous donnons nous conditionnent. L'homme se créent des besoins et fabriquent les moyens de satisfaire ceux-ci.
    - Toutefois, la culture n'est pas une nature au sens où elle requiert notre adhésion subjective, il faut vouloir  même si on ne prend plus conscience de vouloir. Ce n'est pas notre nature qu'il faut changer, seulement nos "mentalités". L'enfance.
    2. Nature « seconde » : la nature première n'est pas une nature
    - la nature est un "donné naturel" : que l'homme accepte ou non, qu'il accepte ainsi ou autrement, en tournant. Merleau-Ponty, PhP : "détourne de leur sens les conduites vitales". Le corps humain n'est pas un agencement de besoins et de moyens prévus pour satisfaire ceux-ci. Merleau-Ponty, S : il n'y a pas d'instinct sexuel chez les humains, mais une éducation, une histoire.
    - le donné naturel dans son corps et au-dehors, dans le monde. L'homme voit le monde et le mesure selon lui-même, à sa mesure. Ex : les interdits alimentaires, animaux nobles, sacrés, consommables, impurs. J. Safran-Foer, EA. Déjà, le langage est un découpage de formes culturelles qui lui fait percevoir et donc recevoir la nature selon sa propre culture. G. Mounin, CPL.
    - Le travail, la technique humaine tourne les éléments naturels en les mettant au service de l'homme. Sophocle, Antigone
    3. La nature modélisée par la culture
    - "La nature fait bien les choses", elle serait "équilibrée", l'homme introduirait la démesure. S'il y a un ordre naturel, celui-ci n'est pourtant pas transposable à l'homme. La nature maintient l'équilibre entre les espèces, non pas entre les individus.
     - Le naturalisme en littérature, détermination sociale et génétique. Zola. Contre-modèle dans un double sens : d'abord parce que les lois naturelles ont des effets néfastes, mais aussi et surtout parce que ces effets ne peuvent pas être contrariés : ils ne sont pas seulement possibles, ils sont strictement nécessaires.
    - Toute modélisation de la nature ôte à la nature sa première propriété, celle de produire ses effets de façons aveugles et involontaires, sans valeurs. A l'inverse, si la culture humaine peut produire autant d'outils, de moyens et, en général de techniques, c'est parce que plus profondément elle est capable non seulement de produire des moyens non naturels, mais aussi et surtout des fins non-naturelles.
    Kant, APP
    Conclusion
     Non seulement la culture n'est pas une nature, mais elle ne se superpose pas en l'homme à une nature première, dont Pascal remettait déjà lui-même en question la réalité, première nature dont il avait "grand-peur qu'elle ne soit elle-même qu'une première coutume". 
    La culture est demande, recommandation, commandement (par la médiation des interdits) : elle ne détermine pas les conduites, elle appelle à une adhésion. Elle crée des valeurs dont elle doit justifier la légitimité. De même, l'adhésion subjective qu'elle appelle suppose elle-même une légitimation de ces valeurs.