"Il est bien vrai que, dans le langage familier, on emploie de préférence
l'expression de hasard lorsqu'il s'agit de combinaisons rares et
surprenantes. Si l'on a extrait quatre fois de suite une boule noire de
l'urne qui renferme autant de boules blanches que de noires, on dira que
cette combinaison est l'effet d'un grand hasard ; ce qu'on ne dirait
peut-être pas si l'on avait amené d'abord deux boules blanches et
ensuite deux boules noires, et à plus forte raison si les blanches et
les noires s'étaient succédé avec moins de régularité, quoique, dans
toutes ces hypothèses, il y ait une parfaite indépendance entre les
causes qui ont affecté chaque boule de telle couleur et celles qui ont
dirigé à chaque coup les mains de l'opérateur. On remarquera le hasard
qui a fait périr les deux frères le même jour, et l'on ne remarquera
pas, ou l'on remarquera moins celui qui les a fait mourir à un mois, à
trois mois, à six mois d'intervalle, quoiqu'il n'y ait toujours aucune
solidarité entre les causes qui ont amené tel jour la mort de l'aîné, et
celles qui ont amené tel autre jour la mort du cadet, ni entre ces
causes et leur qualité de frères.
Dans le tirage aveugle d'une suite de caractères entassés sans ordre [...], on ne fera pas attention aux assemblages de lettres qui ne représentent pas des sons articulables, ou des mots employés dans une langue connue, quoiqu'il y ait toujours absence de liaison entre les causes qui dirigent successivement les doigts de l'opérateur sur tel ou tel morceau de métal et celles qui ont imprimé tels ou tels caractères sur les morceaux extraits ou attaché telle valeur représentative aux sens figurés par ces caractères. Mais cette nuance d'expression, attachée au mot de hasard dans la conversation familière et dans le langage du monde, nuance vague et mal définie, doit être écartée lorsqu'on parle un langage plus philosophique et plus sévère. Il faut, pour bien s'entendre, s'attacher exclusivement à ce qu'il y a de fondamental et de catégorique dans la notion du hasard, savoir, à l'idée de l'indépendance ou de la non-solidarité entre diverses séries de causes."
Dans le tirage aveugle d'une suite de caractères entassés sans ordre [...], on ne fera pas attention aux assemblages de lettres qui ne représentent pas des sons articulables, ou des mots employés dans une langue connue, quoiqu'il y ait toujours absence de liaison entre les causes qui dirigent successivement les doigts de l'opérateur sur tel ou tel morceau de métal et celles qui ont imprimé tels ou tels caractères sur les morceaux extraits ou attaché telle valeur représentative aux sens figurés par ces caractères. Mais cette nuance d'expression, attachée au mot de hasard dans la conversation familière et dans le langage du monde, nuance vague et mal définie, doit être écartée lorsqu'on parle un langage plus philosophique et plus sévère. Il faut, pour bien s'entendre, s'attacher exclusivement à ce qu'il y a de fondamental et de catégorique dans la notion du hasard, savoir, à l'idée de l'indépendance ou de la non-solidarité entre diverses séries de causes."
Antoine Augustin Cournot, Essai sur les fondements de nos Connaissances
et sur les caractères de la Critique Philosophique (1851)
et sur les caractères de la Critique Philosophique (1851)