C.-O. Verseau professeur agrégé de philosophie

LE SUJET / Textes de référence : Kant, Alain, Arendt et Sartre



  • Kant,  Anthropologie du point de vue pragmatique (1798)
« Posséder le Je dans sa représentation : ce pouvoir élève l’homme infiniment au-dessus de tous les autres êtres vivants sur la terre. Par là, il est une personne ; et grâce à l’unité de la conscience dans tous les changements qui peuvent lui survenir, il est une seule et même personne, c’est-à-dire un être entièrement différent, par le rang et la dignité, de choses comme le sont les animaux sans raison, dont on peut disposer à sa guise; et ceci, même lorsqu’il ne peut pas dire Je, car il l’a dans sa pensée; ainsi toutes les langues, lorsqu’elles parlent à la première personne, doivent penser ce Je, même si elles ne l’expriment pas par un mot particulier. Car cette faculté (de penser) est l’entendement.
Il faut remarquer que l’enfant qui sait déjà parler assez correctement ne commence qu’assez tard (peut-être un an après) à dire Je; avant, il parle de soi à la troisième personne (Charles veut manger, marcher, etc.) ; et il semble que pour lui une lumière vienne de se lever quand il commence à dire Je; à partir de ce jour, il ne revient jamais à l’autre manière de parler. Auparavant il ne faisait que se sentir; maintenant il se pense. » 

  • Alain, Eléments de philosophie (1940)

« Le mot Je est le sujet, apparent ou caché, de toutes nos pensées. Quoi que je tente de dessiner ou de formuler sur le présent, le passé ou l’avenir, c’est toujours une pensée de moi que je forme ou que j’ai, et en même temps une affection que j’éprouve. Ce petit mot est invariable dans toutes mes pensées. Je change, je vieillis, je renonce, je me convertis ; le sujet de ces propositions est toujours le même mot. Ainsi la proposition : je ne suis plus moi, je suis autre, se détruit elle-même. De même la proposition fantaisiste : je suis deux, car c’est l’invariable Je qui est tout cela. D’après cette logique si naturelle, la proposition Je n’existe pas est impossible ».


  • Sartre, Baudelaire (1947)
« Chacun a pu observer dans son enfance l'apparition fortuite et bouleversante de la conscience de soi. (…) Personne n'en a mieux parlé que Hugues dans Un cyclone à la Jamaïque : 'Emily avait joué à se faire une maison dans un recoin, tout à fait à l'avant du navire... fatiguée de ce jeu, elle marchait sans but vers l'arrière, quand lui vint tout à coup cette pensée fulgurante qu'elle était elle … Une fois pleinement convaincue de ce fait étonnant qu'elle était maintenant Emily Basthornton … elle se mit à examiner sérieusement ce qu'un tel fait impliquait … Quelle volonté avait décidé qu'entre tous ces êtres du monde elle serait cet être en particulier, Emily, née en telle année parmi toutes celles dont le temps est fait... Etait-ce elle qui avait choisi ? Etait-ce Dieu ? Mais c'était peut-être elle qui était Dieu... Il y avait sa famille, un certain nombre de frères et de sœurs desquels elle ne s'était jamais jusqu'alors entièrement dissociée : mais maintenant qu'elle avait d'une façon si soudaine acquis le sentiment d'être une personne distincte, ils lui semblaient aussi étrangers que le bateau même … Elle fut saisie d'une terreur soudaine : est-ce qu'on savait ? Savait-on, c'était là ce qu'elle voulait dire, qu'elle était un être particulier, Emily – peut-être même Dieu – (pas n'importe quelle petite fille) ? Sans qu'elle sût dire pourquoi, cette idée la terrifiait... A tout prix, cela devait rester secret'. 
Cette intuition fulgurante est parfaitement vide : l'enfant vient d'acquérir la conviction qu'il n'est pas n'importe qui, or il devient précisément n'importe qui en acquérant cette conviction. Il est autre que les autres, cela est sûr ; mais chacun des autres est autre pareillement».

  • Hannah Arendt, La condition de l'homme moderne (1961)
« La pluralité humaine, condition fondamentale de l’action et de la parole a le double caractère de l’égalité et de la distinction. Si les hommes n’étaient pas égaux, ils ne pourraient se comprendre les uns les autres, ni comprendre ceux qui les ont précédés ni préparer l’avenir et prévoir les besoins de ceux qui viendront après eux. Si les hommes n’étaient pas distincts, chaque être humain se distinguant de tout autre être présent, passé ou futur, ils n’auraient besoin ni de la parole ni de l’action pour se faire comprendre. Il suffirait de signes et de bruits pour communiquer des désirs et des besoins immédiats et identiques.

L’altérité sous sa forme la plus abstraite ne se rencontre que dans la multiplication pure et simple des objets inorganiques, alors que toute vie organique montre déjà des variations et des distinctions même entre spécimens d’une même espèce. Mais seul l’homme peut exprimer cette distinction et se distinguer lui-même ; lui seul peut se communiquer au lieu de communiquer quelque chose, la soif, la faim, l’affection, l’hostilité ou la peur. Chez l’homme l’altérité, qu’il partage avec tout ce qui existe, et l’individualité, qu’il partage avec tout ce qui vit, deviennent unicité, et la pluralité humaine est la paradoxale pluralité d’êtres uniques.

La parole et l’action révèlent cette unique individualité. C’est par elles que les hommes se distinguent au lieu d’être simplement distincts ; ce sont les modes sous lesquels les êtres humains apparaissent les uns aux autres, non certes comme des objets physiques, mais en tant qu’hommes. Cette apparence, bien différente de la simple existence corporelle, repose sur l’initiative, mais une initiative dont aucun être humain ne peut s’abstenir s’il veut rester humain. Ce n’est le cas pour aucune autre activité de la vita activa. Les hommes peuvent fort bien vivre sans travailler, ils peuvent forcer autrui à travailler pour eux et ils peuvent fort bien décider de profiter et de jouir du monde sans y ajouter un seul objet utile ; la vie d’un exploiteur ou d’un esclavagiste, la vie d’un parasite, sont peut-être injustes, elles sont certainement humaines. Mais une vie sans parole et sans action – et c’est le seul mode de vie qui ait sérieusement renoncé à toute apparence et à toute vanité au sens biblique du mot – est littéralement morte au monde ; ce n’est plus une vie humaine, parce qu’elle n’est plus vécue parmi les hommes. »