«
Trelkovsky se souvenait à présent de l’histoire d’un homme qui,
ayant eu le bras sectionné lors d’un accident d’automobile,
avait manifesté la volonté de l’inhumer dans un cimetière. Les
autorités refusèrent. Le bras avait été incinéré, le journal ne
rapportait pas ce qui était advenu ensuite. Avait-on également
refusé à la victime les cendres de son bras? Et de quel droit ?
Evidemment,
une fois détachés, la dent, le bras ne faisaient plus partie de
l’individu. Ce n’était pourtant pas aussi simple.
‘’A
partir de quel moment, se demanda Trelkovsky, l’individu n’est-il
plus celui que l’on pense? On m’enlève un bras, fort bien. Je
dis : moi et mon bras. On m’enlève les deux, je dis :
moi et mes deux bras. On m’ôte les jambes, je dis : moi et
mes membres. On m’ôte mon estomac, mon foie, mes reins, à
supposer que cela soit possible, je dis : moi et mes viscères.
On me coupe la tête : que dire ? moi et mon corps, ou moi
et ma tête? De quel droit ma tête, qui n’est qu’un membre après
tout, s’arrogerait-elle le titre de ‘’ moi ‘’?
Parce qu’elle contient le cerveau? Mais il y a des larves, des
vers, que sais-je encore, qui ne possèdent pas de cerveau. Pour ces
êtres, alors, existe-t-il quelque part des cerveaux qui disent :
moi et mes vers ‘’ ? »
Roland
Topor, Le locataire chimérique (1964)