J'entends
ici par antagonisme l'insociable
sociabilité
des hommes, c'est-à-dire leur inclination à entrer en société,
inclination qui est cependant doublée par une répulsion générale
à le faire, menaçant constamment de désagréger cette société.
L'homme a un penchant à s'associer, car dans un tel état, il se
sent plus homme par le développement de ses dispositions naturelles.
Mais il manifeste aussi une grande propension à se détacher
(s'isoler), car il trouve en même temps en lui le caractère
d'insociabilité qui le pousse à vouloir tout diriger dans son sens
; et, de ce fait, il s'attend à rencontrer des résistances de tous
côtés, de même qu'il se sait par lui-même enclin à résister aux
autres. C'est cette résistance qui éveille toutes les forces de
l'homme, le porte à surmonter son inclination à la paresse, et,
sous l'impulsion de l'ambition, de l'instinct de domination ou de
cupidité, à se frayer une place parmi ses compagnons qu'il supporte
de mauvais gré, mais dont il ne peut se passer.
Or c’est précisément là que s’effectuent véritablement
les premiers pas qui mènent de l’état brut à la culture,
laquelle réside au fond dans la valeur sociale de l’homme ;
c’est alors que se développent peu à peu tous les talents,
que se forme le goût et que, par une progression croissante des
lumières, commence même à se fonder une façon de penser qui peut
avec le temps transformer la grossière disposition naturelle au
discernement moral en principes pratiques déterminés et,
finalement, convertir ainsi en un tout moral
un
accord
à la société pathologiquement
extorqué.
Sans ces qualités, certes en elles-mêmes peu sympathiques,
d’insociabilité, d’où provient la résistance que chacun doit
nécessairement rencontrer dans ses prétentions égoïstes tous
les talents resteraient à jamais enfouis dans leurs germes au milieu
d’une existence de bergers d’Arcadie, dans un amour mutuel, une
frugalité et une concorde parfaites : les hommes, doux comme
les agneaux qu’ils font paître, n’accorderaient guère plus de
valeur à leur existence que n’en a leur bétail ; ils ne
combleraient pas le vide de la création, eu égard à son but en
tant que nature raisonnable. Que la nature soit donc remerciée pour
ce caractère peu accommodant, pour cette vanité qui rivalise
jalousement, pour ce désir insatiable de posséder ou même de
dominer. Sans elle, toutes les excellentes dispositions naturelles
sommeilleraient éternellement à l’état de germes dans
l’humanité. L’homme veut la concorde, mais la nature sait mieux
que lui ce qui est bon pour son espèce : elle veut la discorde.
Il veut vivre sans efforts et à son aise, mais la nature veut qu’il
soit obligé de sortir de son indolence et de sa frugalité inactive
pour se jeter dans le travail et dans les peines afin d’y trouver,
il est vrai, des moyens de s’en délivrer en retour par la
prudence. Les mobiles naturels qui l’y poussent, les sources de
l’insociabilité et de la résistance générale d’où
jaillissent tant de maux, mais qui cependant suscitent une
nouvelle tension des forces et, par là même, un plus ample
développement des dispositions naturelles, trahissent donc bien
l’ordonnance d’un sage créateur et non, par exemple, la main
d’un esprit méchant qui aurait saboté son magnifique ouvrage ou
l’aurait gâté par jalousie. »
Kant,
Idée d'une histoire universelle
au
point de vue cosmopolitique (1784) :