C.-O. Verseau professeur agrégé de philosophie

Kant / L'individu, la communauté, l'espèce, le spécimen : quel but la nature poursuit-elle chez l'humain ?

   « Le moyen dont la nature se sert pour mener à bien le développement de toutes ses dispositions est leur antagonisme au sein de la Société, pour autant que celui-ci est cependant en fin de compte la cause d'une ordonnance régulière de cette Société.
J'entends ici par antagonisme l'insociable sociabilité des hommes, c'est-à-dire leur inclination à entrer en société, inclination qui est cependant doublée par une répulsion générale à le faire, menaçant constamment de désagréger cette société. L'homme a un penchant à s'associer, car dans un tel état, il se sent plus homme par le développement de ses dispositions naturelles. Mais il manifeste aussi une grande propension à se détacher (s'isoler), car il trouve en même temps en lui le caractère d'insociabilité qui le pousse à vouloir tout diriger dans son sens ; et, de ce fait, il s'attend à rencontrer des résistances de tous côtés, de même qu'il se sait par lui-même enclin à résister aux autres. C'est cette résistance qui éveille toutes les forces de l'homme, le porte à surmonter son inclination à la paresse, et, sous l'impulsion de l'ambition, de l'instinct de domination ou de cupidité, à se frayer une place parmi ses compagnons qu'il supporte de mauvais gré, mais dont il ne peut se passer. Or c’est précisément là que s’effec­tuent véritablement les premiers pas qui mènent de l’état brut à la culture, laquelle réside au fond dans la valeur sociale de l’homme ; c’est alors que se déve­loppent peu à peu tous les talents, que se forme le goût et que, par une progression croissante des lumières, commence même à se fonder une façon de penser qui peut avec le temps transformer la gros­sière disposition naturelle au discernement moral en principes pratiques déterminés et, finalement, con­vertir ainsi en un tout moral un accord à la société pathologiquement extorqué. Sans ces qualités, certes en elles-mêmes peu sympathiques, d’insociabilité, d’où provient la résistance que chacun doit néces­sairement rencontrer dans ses prétentions égoïstes tous les talents resteraient à jamais enfouis dans leurs germes au milieu d’une existence de bergers d’Arcadie, dans un amour mutuel, une frugalité et une concorde parfaites : les hommes, doux comme les agneaux qu’ils font paître, n’accorderaient guère plus de valeur à leur existence que n’en a leur bétail ; ils ne combleraient pas le vide de la création, eu égard à son but en tant que nature raisonnable. Que la nature soit donc remerciée pour ce caractère peu accommodant, pour cette vanité qui rivalise jalou­sement, pour ce désir insatiable de posséder ou même de dominer. Sans elle, toutes les excellentes dispositions naturelles sommeilleraient éternelle­ment à l’état de germes dans l’humanité. L’homme veut la concorde, mais la nature sait mieux que lui ce qui est bon pour son espèce : elle veut la discorde. Il veut vivre sans efforts et à son aise, mais la nature veut qu’il soit obligé de sortir de son indolence et de sa frugalité inactive pour se jeter dans le travail et dans les peines afin d’y trouver, il est vrai, des moyens de s’en délivrer en retour par la prudence. Les mobiles naturels qui l’y poussent, les sources de l’insociabilité et de la résistance générale d’où jail­lissent tant de maux, mais qui cependant suscitent une nouvelle tension des forces et, par là même, un plus ample développement des dispositions natu­relles, trahissent donc bien l’ordonnance d’un sage créateur et non, par exemple, la main d’un esprit méchant qui aurait saboté son magnifique ouvrage ou l’aurait gâté par jalousie. »

Kant, Idée d'une histoire universelle
au point de vue cosmopolitique (1784) :