C.-O. Verseau professeur agrégé de philosophie

Jankélévitch / Je ne suis plus ce que je prends conscience d'être



« Personne, en effet, ne peut affirmer de soi-même, et à cette minute même : « je suis pur », purus sum ; plus précisément, l’adjectif Pur ne peut jamais être l’attribut d’une affirmation catégorique à la première personne du singulier de l’indicatif présent, à la première personne substantielle de l’indicatif intemporel. Non, aucun homme ne peut, sans restriction ou sans humour, porter sur lui-même, en cet instant même, un tel jugement de valeur ; du moins n’est-ce pas au sujet qui parle à en juger ! Entendons-nous : il y a bien d’autres qualités ou excellences que le moi ne peut s’attribuer lui-même à soi-même ; tels sont le charme, la modestie, l’humour, et en général toutes les natures « simples » les plus évanouissantes, toutes les perfections qu’on fait disparaître en les effleurant, fût-ce une seconde, du bout de la pensée ; car elles n’existent que dans la nescience de soi… En d’autres termes ce n’est jamais le même qui l’est et qui le dit. Ceci est donc commun à la pureté et à toutes ces fragiles excellences : l’enfant est l’innocence même, ou la pureté substantielle, mais par définition, il n’en sait rien ; l’enfant est pur, mais il ne le sait pas, et il n’est précisément pur qu’à la condition de l’ignorer ; l’adulte conscient le saurait et même ne le saurait que trop s’il l’était, mais justement parce qu’il le sait il ne l’est plus ! Lui qui apprécie la valeur de la pureté il est lui-même de sa personne ipso facto impur ! C’est le cas de répéter avec Angélus Silesius : ce que je suis, je ne le sais pas ; et ce que je sais je ne le suis pas. La profondeur de l’Être et l’unilatéralité du Savoir semblent s’exclure. Pourquoi faut-il que la conscience et l’innocence soient toujours réparties sur deux têtes ? Car c’est un fait que l’inconscience n’est, par définition, jamais donné pour l’inconscient lui-même mais pour le conscient qui la reconstruit et la projette dans l’enfant. »

Vladimir Jankélévitch, Le pur et l’impur (1960)