« Personne,
en effet, ne peut affirmer de soi-même, et à cette minute même :
« je suis pur », purus
sum ; plus précisément,
l’adjectif Pur ne peut jamais être l’attribut d’une
affirmation catégorique à la première personne du singulier de
l’indicatif présent, à la première personne substantielle de
l’indicatif intemporel. Non, aucun homme ne peut, sans restriction
ou sans humour, porter sur lui-même, en cet instant même, un tel
jugement de valeur ; du moins n’est-ce pas au sujet qui parle
à en juger ! Entendons-nous : il y a bien d’autres
qualités ou excellences que le moi ne peut s’attribuer lui-même à
soi-même ; tels sont le charme, la modestie, l’humour, et en
général toutes les natures « simples » les plus
évanouissantes, toutes les perfections qu’on fait disparaître en
les effleurant, fût-ce une seconde, du bout de la pensée ; car
elles n’existent que dans la nescience de soi… En d’autres
termes ce n’est jamais le même qui l’est
et qui le dit.
Ceci est donc commun à la pureté et à toutes ces fragiles
excellences : l’enfant est l’innocence même, ou la pureté
substantielle, mais par définition, il n’en sait rien ;
l’enfant est pur,
mais il ne le sait
pas, et il n’est précisément pur qu’à la condition de
l’ignorer ; l’adulte conscient le saurait et même ne le
saurait que trop s’il l’était, mais justement parce qu’il le
sait il ne l’est plus ! Lui qui apprécie la valeur de la
pureté il est lui-même de sa personne ipso
facto impur ! C’est le cas de
répéter avec Angélus Silesius : ce que je suis, je ne le sais
pas ; et ce que je sais je ne le suis pas. La profondeur de
l’Être et l’unilatéralité du Savoir semblent s’exclure.
Pourquoi faut-il que la conscience et l’innocence soient toujours
réparties sur deux têtes ? Car c’est un fait que
l’inconscience n’est, par définition, jamais donné pour
l’inconscient lui-même mais pour le conscient qui la reconstruit
et la projette dans l’enfant. »
Vladimir
Jankélévitch, Le
pur et l’impur (1960)