« La
durabilité de l’artifice humain n’est pas absolue ; l’usage
que nous en faisons l’use, bien que nous ne le consommions pas. Le
processus vital qui imprègne tout notre être l’envahit aussi, et
si nous n’utilisons pas les objets du monde, ils finiront par se
corrompre, par retourner au processus naturel global d’où il
furent tirés, contre lequel ils furent dressés. Laissée à
elle-même, ou rejetée du monde humain, la chaise redeviendra bois,
le bois pourrira et retournera au sol d’où l’arbre était sorti
avant d’être coupé pour devenir un matériau à ouvrer, avec
lequel bâtir. Mais si telle est sans doute la fin inévitable de
chaque objet au monde et ce qui le désigne comme produit d’un
auteur mortel, ce n’est pas aussi sûrement le sort éventuel de
l’artifice humain lui-même où chaque objet peut constamment être
remplacé à mesure que changent les générations qui viennent
habiter le monde fait de main d’homme, et s’en vont. En outre, si
forcément l’usage use ces objets, cette fin n’est pas leur
destin dans le même sens que la destruction est la fin inhérente de
toutes les choses à consommer. Ce que l’usage use, c’est la
durabilité.
C’est
cette durabilité qui donne aux objets du monde une relative
indépendance par rapport aux hommes qui les ont produits et qui s’en
servent, une « objectivité » qui les fait « s’opposer »,
résister, au moins quelque temps, à la voracité de leurs auteurs
et usagers vivants. A ce point de vue, les objets ont pour fonction
de stabiliser la vie humaine, et – contre Héraclite affirmant
qu’on ne se baigne pas deux fois dans le même fleuve – leur
objectivité tient au fait que les hommes, en dépit de leur nature
changeante, peuvent recouvrer leur identité dans leur rapport avec
la même chaise, la même table. En
d’autres termes, à la subjectivité des hommes s’oppose
l’objectivité du monde fait de main d’homme bien plus que la
sublime indifférence d’une nature vierge dont l’écrasante force
élémentaire, au contraire, les oblige à tourner sans répit dans
le cercle de leur biologie parfaitement ajustée au vaste cycle de
l’économie de la nature. C’est seulement parce que nous avons
fabriqué l’objectivité de notre monde avec ce que la nature nous
donne, parce que nous l’avons bâtie en l’insérant dans
l’environnement de la nature dont nous sommes ainsi protégés, que
nous pouvons regarder la nature comme quelque chose d’
« objectif ». A moins d’un monde entre les hommes et la
nature, il y a un mouvement éternel, il n’y a pas d’objectivité ».
Hannah
Arendt, La
condition de l’homme moderne ( pp 187-189), 1961