« Les
Grecs se préoccupèrent de l’immortalité parce qu’ils avaient
conçu une nature immortelle et des dieux immortels environnant de
toutes parts les vies individuelles des hommes mortels. Placés au
cœur d’un cosmos où tout était immortel, la mortalité fut le
sceau de l’existence humaine. Les hommes sont « les
mortels », les seuls mortels existant, puisqu’à la
différence des animaux ils n’existent pas uniquement comme membres
d’une espèce dont l’immortalité est garantie par la
procréation. La mortalité humaine vient de ce que la vie
individuelle, ayant de la naissance à la mort une histoire
reconnaissable, se détache de la vie biologique. Elle se distingue
de tous les êtres par une course en ligne droite qui coupe, pour
ainsi dire, le mouvement circulaire de la vie biologique. Voilà la
mortalité : c’est se mouvoir en ligne droite dans un univers
où rien ne bouge, si ce n’est en cercle.
Le
devoir des mortels, et leur grandeur possible, réside dans leur
capacité de produire des choses – œuvres, exploits et paroles –
qui mériteraient d’appartenir et, au moins jusqu’à un certain
point, appartiennent à la durée sans fin, de sorte que par leur
intermédiaire les mortels puissent trouver place dans un cosmos où
tout est immortel sauf eux. Aptes aux actions immortelles, capables
de laisser des traces impérissables, les hommes, en dépit de leur
mortalité individuelle, se haussent à une immortalité qui leur est
propre et prouvent qu’ils sont de nature ‘divine’ ».
Hannah
Arendt,
La condition de
l’homme moderne (pp 54-55),1961