C.-O. Verseau professeur agrégé de philosophie

Bernard Stiegler / Démesure, promesses, compromis


Publié par Médiapart, en libre accès, le 5 septembre 2020.

Il y a un mois disparaissait Bernard Stiegler. En hommage à sa mémoire et en accord avec sa famille, Mediapart publie la réflexion sur la crise sanitaire : Démesure, promesses, compromis, qu’il nous avait fait parvenir peu de temps avant son décès, texte qu’il avait conçu en trois épisodes : « Crédit et certitude », "Incertitude et indétermination", "Risque, ouverture et compromis".




Démesure, promesses, compromis

1. Crédit et certitude

     La crise sanitaire est loin d’être terminée, et la crise économique qui en résulte ne fait que commencer. L’ampleur et la nature de cette catastrophe sont incomparables aux événements historiques qui jalonnèrent jusqu’alors La grande aventure de l’Humanité, et tels qu’Arnold Toynbee les décrit dans cet ouvrage. En 1976, l’historien britannique posait en principe la possibilité imminente d’une telle catastrophe, tout en soulignant qu’elle procéderait à la fois d’une tendance suicidaire des civilisations et d’une exploitation démesurée de la biosphère.

Une tendance suicidaire collective peut apparaître dans une civilisation lorsque le crédit qu’elle s’accorde, et qui fonde la puissance de sa solidarité organique, se trouve compromis pour un motif quelconque – invasion, catastrophe naturelle, corruption, famine, maladie. Aristote appelait philia la solidarité qui fait la durabilité des sociétés – qu’il observait lui-même du point de vue de la cité, polis, et ce point de vue constitua ce qu’on appelait depuis Platon la politique.

Comme principe fondamental de la politique, la philia signifie que toute société suppose un crédit que s’accorde le groupe social, partagé par ceux qui forment ce groupe, et qui leur fournit le gage de confiance mutuelle primordiale sans lequel aucun échange ne pourrait s’instaurer durablement, ni entre ses membres, ni entre ses générations. Dans les sociétés les plus anciennes, ce gage est surnaturel et magique. Dans les sociétés religieuses, il est divin et théologique. Dans nos sociétés, il se nomme la raison – laquelle doit être partagée par tous, au sein d’institutions qui y sont vouées, à commencer par l’école, et qui sont fondées sur une épistémologie.

Le crédit, qui est transgénérationnel, doit être entretenu et sans cesse renforcé par des institutions et des pratiques sociales – de la magie chamanique à la certification industrielle en passant par l’appareil lithurgique des grandes religions. Il organise les processus d’anticipation et de prévoyance au sein de cosmologies qui ordonnent l’avenir au passé qu’est l’expérience léguée par les ascendants. Cet ordonnancement, qui constitue l’ordre social, s’opère à travers rituels, calendarités, archives, instruments d’observation, instruments de mesure, calculs et théories.

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On dit modernes les temps au cours desquels la science vient au cœur de la certification,

fondant ainsi un crédit se croyant émancipé de toute croyance, et que fondera, au début de l’âge classique, une certitude primordiale : celle de l’ego cogito (le je pense cartésien). C’est à partir de cet ego échappant pour Descartes à toute forme de doute, et fondant la certitude d’un sujet devenu moderne en cela, que tout ce qui est pourra devenir objet d’observation, de mesure, de calcul et de théorie – d’objectivation, c’est à dire aussi, pour Descartes, de maîtrise et de domination (y compris comme domination des peuples n’ayant pas eu eux-mêmes accès à cette certitude et à ses processus de certification, et qui seront asservis à travers l’aménagement de cet accès mis au service du colonialisme).

C’est ainsi que se constituera la forme très singulière de confiance, de croyance et d’espérance qui aura été nommée au XVIIIè siècle le progrès, et qui deviendra au XIXè siècle le dogme commun – donnant lieu à deux interprétations politiques et économiques opposées : les discours de l’émancipation sociale par l’éducation, d’une part, y compris comme éducation par la lutte, et, d’autre part, les discours du dynamisme marchand fondé sur la concurrence, point de vue qu’une interprétation fallacieuse de Darwin viendra accentuer comme darwinisme social, ce que le néolibéralisme se réappropriera au XXè siècle de diverses manières.

Avec le libéralisme, économique aussi bien que politique, la certitude moderne deviendra celle de l’individualisme fondant une société conçue comme calcul généralisé effectué par le marché (ce qui sera théorisé par Friedrich von Hayek), et certifié via de nouveaux organes d’échanges symboliques, qui apparaîtront au cours du XXè siècle, et qui seront produits par les industries de l’information et de la communication. Celles-ci transformeront le symbolique en informations calculables, et désymboliseront en cela le crédit.

Cette opération deviendra par elle-même le cœur de l’industrie avec la data economymobilisant le behaviorisme et la théorie de l’information en vue d’interpréter et de calculer tout comportement comme modèle informationnel – ce qui supposera que les individus soient connectés, c’est à dire équipés, et reliés par des plateformes ad hoc. Quatre milliards d’humains sont ainsi devenus aujourd’hui des objets de calculs permanents.

A partir de ces organes d’information et de communication se configureront de nouveaux dispositifs de prévision performative – par la combinaison des statistiques, du marketing et des technologies de calcul – constituant tout d’abord ce que Gilles Deleuze appellera les sociétés de contrôle. Celles-ci, qui s’établiront avec ce qu’Adorno et Horkheimer décrivirent en 1947 comme industrie culturelle, deviendront avec la data economy des sociétés d’hypercontrôle, où les liens de la philia seront remplacés par les liens hypertextuels, eux-mêmes évalués et certifiés par les moteurs de recherche et autres algorithmes de la certitude post-véridique (bien incarnée par Donald Trump).

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Du début des temps modernes jusqu’à la pandémie en cours se déploie ce que l’on appelle désormais l’ère Anthropocène (que Jason Moore appelle l’âge du Capitalocène). Fondée sur la certitude comme régime de vérité établissant et légitimant la maîtrise et la possession de la nature par l’homme, telles que Descartes les revendique, et telles que le capitalisme industriel les réalisera au cours des deux derniers siècles, cette ère découvre cependant au début du XXIè siècle qu’elle est suicidaire à un niveau incommensurable, c’est à dire global : l’humanité s’autodétruit à travers cette maîtrise et cette possession, qui s’avèrent être celle d’un capitalisme ayant perdu l’esprit que Max Weber attribuait à la Réforme.

Ce processus sera d’autant mieux ancré dans ce qui sera en effet une formation des esprits qu’il s’appuiera sur un système académique entièrement voué à cette tâche, églises comprises (Dieu demeurant pour Descartes une pierre de touche – ce dont Noam Chomsky, source majeure du cognitivisme et du comportementalisme computationnel avec Herbert Simon, n’aura jamais saisi les conséquences). Les collèges jésuites tout aussi bien que les académies luthériennes s’accomoderont parfaitement de la certitude moderne.

Si l’on a généralement fini par admettre que l’école de la IIIè République aura aussi eu pour but de légitimer la domination coloniale et de constituer l’« empire français », on n’a pas encore pris la mesure de ce qui aura du même geste consisté à fonder en certitudele modèle scientifique et plus généralement noétique de cette maîtrise et de cette domination. Or ce fondement et cette légitimation auront conduit à naturaliser sans la problématiser la transformation de la biosphère en technosphère.

Si Pierre Bourdieu se sera rendu célèbre en soulignant la fonction de reproduction des hiérarchies sociales par l’institution académique, il n’aura pas vu que cet exercice de la domination passait tout aussi bien par l’intériorisation pychosociale de la certitude comme fondement de la modernité. Et si Jean-François Lyotard aura vu venir en 1979, et mieux que quiconque, ce qui allait en résulter comme devenir informationnel des savoirs ainsi désintégrés, il n’aura pas non plus mené sa déconstruction de la modernité comme anthropisation au point d’en interroger la solvabilité et la durabilité – et cela, précisément parce qu’il n’aura pas vu cette anthropisation comme telle (et telle qu’il faut à présent la considérer d’un point de vue néguanthropique, c’est à dire à la fois exosomatique et pharmacologique).

Le capitalisme perd l’esprit – l’esprit étant lui-même constitutif de la philia – , et cette perte procède de la sécularisation décrite par Weber, laquelle consiste à réduire toute chose et tout sujet à un calcul, c’est à dire à une détermination. Si la philia est constituée par des savoirs partagés et échangés, la désymbolisation du crédit (la perte de l’échange symbolique comme fondement du crédit), qui résulte de cette sécularisation purement computationnelle, est corrélative de la prolétarisation de ces savoirs.

Les producteurs ouvriers ayant perdu leurs savoirs avec la prolétarisation machinique au XIXè siècle, au XXè siècle, ce sont les consommateurs qui perdent leurs savoirs de la quotidienneté que tisse la philia. Au XXIè siècle, ce sont les savoirs des certificateurs eux-mêmes qui sont perdus avec la prolétarisation des savants, des intellectuels, des managers et des policy makers – le président Trump incarnant le destin suicidaire globalque se révèle être l’ère Anthropocène lorsqu’elle atteint ses limites, à savoir : maintenant.

Anticipée au cours des années 1970 par Toynbee et quelques autres – dont Nicholas Georgescu Rœgen, ayant été eux-mêmes précédés par Alfred Lotka, en 1945, par Martin Heidegger et par Norbert Wiener peu près à la même époque, et, avant eux, par Henri Bergson – , la prise de conscience, au début du XXIè siècle, du problèmeincommensurable de l’ère Anthropocène et de ses réalités effroyables, dont la pandémie en cours est un cas, est d’abord le fait d’une frange restreinte de la population mondiale. Pour l’essentiel, il s’agit d’une partie de la communauté scientifique (sans cesse croissante), du mouvement politique écologiste, et, depuis deux ans, de la jeune génération se reconnaissant dans la figure de Greta Thunberg.

Avec l’hypercrise systémique que provoque l’actuelle pandémie – qui déclenche un « effet domino » à toutes les échelles de ce qui constitue la réalité anthropique-toxiquede l’ère Anthropocène – , ce qui n’était encore que la conviction de cette frange jusqu’alors très minoritaire de la population devient soudain l’horizon commun de toute projection dans l’avenir, à l’exception de Trump, Bolsonaro et quelques autres bouffons dont on comprend en lisant Christian Salmon pourquoi ils prospèrent du discrédit.

Cet avenir projeté comme indispensable bifurcation est appelé « le monde d’après ». Cependant, la nouvelle communauté consciente du problème anthropique et forgée dans l’épreuve de la pandémie se présente avant tout comme la communauté d’une défiance, faute d’être encore capable d’engendrer une nouvelle forme de crédit. Le « monde d’après », cela se présente surtout, pour le moment, comme un cauchemar qui, pour 62% des Français, conduit à un effondrement. En conséquence, la communauté consciente du problème anthropique s’avère pour le moment constituer essentiellement une très périlleuse désespérance.

Dans le résultat des élections municipales qui ont porté des élus écologistes à la tête des grandes villes françaises, on peut cependant voir comment se concrétise politiquement un devenir majoritaire de ce qui demeurait avant la pandémie une conviction minoritaire –  et l’on peut se mettre à espérer, à condition de ne pas ignorer le sens de l’abstention record qui aura permis ces résultats. Dans la même dynamique que ce devenir très relativement majoritaire, ce qui constituait jusqu’alors, chez ceux qui refusaient encore de partager cette conviction, un déni, c’est à dire un refus de voir et de savoir, cela tend à devenir une dénégation : non plus un refus de savoir, mais un refus de reconnaître les conséquences de ce que ceux-là commencent à voir comme – et à savoir être – une convergence systémique.

À quelles conditions et en fonction de quelles contraintes ces résultats électoraux locaux et ce devenir conscient de ce qui jusqu’alors était dénié permettront-ils ou non de transformer la désespérance en un espoir, et de constituer ainsi une nouvelle forme de crédit ?

2. Incertitude et indétermination

Après l’immense épreuve du discrédit qui commença dès le début du XXIe siècle, avant même que la conscience de la toxicité anthropique n’advint, quiconque veut aujourd’hui véritablement faire face à la nécessité de transformer cette désespérance en espoir, quiconque veut transformer sa propre conviction en véritable possibilité de réalisationd’un avenir prometteur au-delà de ce qui apparaît constituer un devenir catastrophique – et au-delà des simples postures diversement adoptées par les uns et les autres – , quiconque veut tout cela doit avant tout questionner les conditions de la reconstitution d’un crédit, après cette mécréance absolue.

Celle-ci est caractéristique du nihilisme qui se sera ainsi accompli cinquante ans plus tôt que Nietzsche l’avait prévu, qui se présente comme un âge maudit, corrompant le XXIesiècle comme par avance, et qui se sera généralisé à mesure que la réalité de l’ère Anthropocène s’avérait être une accumulation de motifs de doutes en tous domaines, sinon de contre-vérités – la certitude moderne s’effondrant ainsi littéralement.

Ce qu’il pouvait y avoir d’éminemment incertain dans cette ère suicidaire d’échelle planétaire appelée Anthropocène, que masquait jusqu’alors le dogme systématiquement entretenu par les institutions formant les processus de certification indispensables au monde industriel, et qui se seront finalement révélés calamiteux – l’école constituant en cela la naturalisation dogmatique primordiale de l’état de fait anthropique (la proposition de la FCPE de réinventer l’école comme école-logis prenant ici tout son sens) – , c’est ce que notre temps du XXIe siècle aura découvert comme discrédit d’abord à travers la crise financière de 2008.

On comprend à présent, et après coup, que cette crise n’était elle-même qu’un signe annonciateur d’une vulnérabilité systémique beaucoup plus grave et beaucoup plus profonde. De même, l’actuelle crise sanitaire n’est qu’un avertissement d’épreuves à venir bien pires, et qui adviendront inévitablement si rien ne devait changer dans « le monde d’après ».

Cette vulnérabilité, nous comprenons lentement mais inexorablement qu’elle aura été celle de ce qui se présentait comme des savoirs, mais dont il apparaît qu’ils auront été dénaturés, vermoulus et finalement épuisés au cours de la dernière décennie en étant dogmatisés comme automatismes, et ne pouvant plus supporter l’énorme poids du réel anthropique – c’est à dire exosomatique – écrasant l’humanité qui l’a produit, comme l’affirme Bergson lorsque, en 1932, il tente de panser autrement ce qu’il appelle la « machine à faire des dieux », qui constitue ce que depuis Vernadsky on appelle la technosphère, qui a transformé de fond en comble la biosphère sans engendrer la noosphère à laquelle voulait croire Teilhard de Chardin.

Que ces savoirs vermoulus soient d’autant moins capables de faire face à la situation hypercritique provoquée par la pandémie, c’est dont ce que l’on appelle désormais le Lancetgate aura été un cas particulièrement éloquent – sur lequel on reviendra pour finir.

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Si les économistes – au moins les orthodoxes – sortirent de la crise de 2008 largement discrédités, sans qu’il en fut cependant tiré aucun enseignement significatif, ni par eux-mêmes, ni par les hétérodoxes, ni par les pouvoirs économiques et politiques, le crédit discréditant de la finance spéculative s’étant en conséquence très rapidement reconstitué, et même sophistiqué, à travers cette automatisation sans cesse plus efficiente (en attendant le Libra, l’euro-digital et autres automatisations fiduciaires) –, avec l’hypercrise de 2020, ce sont des scientifiques très imprudents, et, avec eux, la science toute entière, qui auront été discrédités par la crise sanitaire.

C’est ainsi que, tandis que les uns affirmaient qu’il fallait en toute certitude confiner, faute de quoi des millions de morts adviendraient, d’autres posaient tout au contraire et tout aussi certains d’eux-mêmes que ces mesures étaient démesurées, et qu’elles allaient entraîner une catastrophe économique bien plus grave que la crise sanitaire. C’est pourquoi lorsque le déconfinement eu lieu, en France et ailleurs, beaucoup parmi ceux qui assistèrent plus ou moins éberlués à ces polémiques se dire que finalement, il n’eût peut-être pas fallu confiner. À présent que la pandémie semble reprendre de la vigueur en Europe, tout en tuant beaucoup dans les Amériques, l’autre point de vue semble se renforcer à son tour.

Or personne ne saura jamais ce qui se serait passé s’il n’y avait eu aucun confinement, et cela, parce qu’il s’agit de l’incertain, qui surgit de manière indéterminée et indéterminable lorsque des systèmes dynamiques de divers types, liés entre eux à diverses échelles, franchissent plusieurs ordres de grandeur simultanément, et se mettent à interagir en fonction de facteurs non contrôlables par l’ordre à entropie basse (géo-graphiquement et géologiquement) ou à dimensions néguentropiques (biologiquement et sociologiquement) qui assurait jusqu’alors la résilience de tels systèmes.

La cacophonie qui en résulta au point de devenir parfois littéralement grotesque et qui aura conduit les uns et les autres à monter sur la scène de ce théâtre shakespearien où s’impose la tyrannie du grand bouffon américain aura soudain frappé les esprits du monde entier d’une sidération telle que tout crédit devait s’en trouver définitivement ruiné dans un monde qui, fondé sur la certitude moderne, et fondant ainsi les processus de certifications, aura conduit à ce que tous certificats, y compris le baccalauréat 2020, s’en trouvent décisivement compromis – et objets en cela d’une défiance sans doute irréversible.

Quelles leçons tirer d’un tel état de fait ?

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Tirer une leçon suppose un sol sur lequel prendre appui. Or ce sol paraît s’effondrer. Le Collectif Internation soutient que cet effondrement procède d’un refoulement : celui des conséquences sur l’ensemble des savoirs de la physique thermodynamique issue de la révolution thermodynamique (industrielle) qu’aura été l’avènement de l’ère Anthropocène, et qui remettait en cause la certitude moderne et son déterminisme objectivant comme condition du crédit dans la société industrielle.

La modernité philosophique du sujet cartésien certain de lui-même devient la modernité de la physique mathématique avec Isaac Newton, qui en réalise l’unité théorique au XVIIIe siècle en établissant le principe d’inertie et la loi de la gravitation. Comme l’observera Ignace Meyerson, Emmanuel Kant élabore sa philosophie sur la base de cette théorie physique qu’il considère être pleinement accomplie. De fait, le succès de la physique newtonnienne se traduira au cours du XIXe siècle par un processus colossal de modernisation, qui s’étendra au cours du XXe siècle à l’agriculture, et qui érigera le paradigme newtonnien comme modèle même de la démarche véritative. C’est ainsi que s’établit, s’institutionnalise et s’organise économiquement l’épistémologie de l’ère Anthropocène.

C’est également sur cette base que se sera établi le projet éducatif des Lumières, qui sera réalisé en France par la IIIe République, et qui constitue encore le socle de l’ensemble du système académique – en particulier celui des cycles primaire, secondaire et supérieur de l’éducation nationale. Or ce socle devient mouvant. Et faute d’un sursaut qui semble impossible, l’institution scolaire ne pourra que s’y trouver engloutie. Il en va ainsi parce que les questions de l’indétermination et de l’incertitude ont été refoulées et occultées à un point tel qu’il n’est même pas question de l’entropie dans les programmes de l’enseignement secondaire.

Il est vrai que cette notion d’entropie est toujours un objet de controverses, et demeure difficile à appréhender. Cette appréhension et sa compréhension s’imposent cependant : notre avenir en dépend. Si la question de l’indétermination est bien théorisée et investiguée au sein des grands établissements scientifiques, ces théories tendent désormais à être réduites à des modèles informationnels, fondés sur des jeux de données, et elles sont si spécialisées et isolées qu’elles se trouvent incapables de prendre en charge les interactions trans-systémiques qui démultiplient l’indétermination.

Quant à l’institution scolaire, qui devait être avant tout la génération de capacités de projection d’un avenir et de fructification du passé formalisé de l’expérience humaine, elle aura déjà été gravement fragilisée dès la deuxième moitié du XXe siècle avec l’avènement les industries culturelles et de programmes délégitimant lentement mais sûrement les institutions de programmes académiques. Avec les technologies numériques réticulaires, l’institution académique est à présent littéralement désintégrée par la captation destructrice non seulement de l’attention des élèves, comme cela advient avec les médias audiovisuels privatisés, mais des rétentions que sont les traces (comme ce qui est retenu) générées sur les réseaux sociaux.

Les traces de vie individuelle que postent sur les réseaux la plupart des élèves constituent des rétentions « hypercontrôlées » en vue de générer automatiquement et mimétiquement des protentions (c’est à dire des attentes) entropiquement standardisées. L’institution scolaire s’en trouve mise en porte à faux sans cesse plus violemment, tout comme l’éducation familiale, qui est littéralement ruinée par le discrédit de la parentalité que provoquent smartphones et tablettes – ce discrédit frappant les adultes bien au-delà des boomers, devenus eux-mêmes grands-parents. Ainsi se désagrège la communauté des éducateurs en général.

Or, ce discrédit s’est encore aggravé, subitement, sinon décisivement, à l’occasion de la pandémie et des polémiques stériles (parce qu’incapables de se transformer en controverse scientifique) qu’elle a suscitées de la part de protagonistes parlant au nom de la science, et pratiquant ce qui ne pouvait qu’apparaître constituer un théâtre du ridicule digne de Molière – où les bouffons ne sont plus seulement du côté du pouvoir, mais de ce qui devrait être du savoir, et qui, de ce fait, se présente comme vanité. Ce spectacle lamentable aura été la mise en scène d’un « dialogue de sourds », et cette surdité aura été celle d’un refus d’entendre la réalité insurmontable d’une incertitude qui est tout à la fois, d’une part, pratique et quotidienne, et, d’autre part, théorique et spéculative – au sens d’Alfred Whitehead accordait à ce qualificatif.

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Chez les êtres noétiques – que nous tentons de demeurer, cependant que tout est mis en œuvre pour faire de nous des crétins (le crétinisme n’est pas une insulte : c’est une maladie provoquée par une carence, et de nos jours, personne n’y échappe) en déterminant nos comportements et « opinions » via des automatismes – , chez nous qui sommes des exorganismes, au sens où Lotka parle d’évolution exosomatique (et on parle donc ici d’exorganismes comme Jean-Baptiste Lamarck nommait organismes les êtres vivants constitués d’organes endosomatiques), chez ces êtres noétiques que nous devons impérativement être en tant que fruits de ce que Bergson appelle l’intelligence fabricatrice, car seule la noèse, qui est la pensée qui panse, peut nous sauver, dans ce « nous » que conditionne son artificialité, l’incertitude est un problème quotidien.

C’est cette incertitude que la modernité a prétendu pouvoir réduire, au point même de croire pouvoir l’éliminer. Or, l’incertitude, qui est aussi la condition du rapport temporel comme anticipation d’un avenir, constituant ainsi ce que les Grecs appelaient l’elpis, attente du pire aussi bien que du meilleur, est ce qui nous constitue d’abord pour une raison précisément décrite dans Les deux sources de la morale et de la religion : Bergson y montre comment là où la motricité endosomatique de l’animal est sûre, et sûrement répétée, la motricité exosomatique, qui est fragile, facteur d’accidents, sans cesse transformée par l’exosomatisation, doit être en conséquence et constamment ré-apprise, re-consolidée – et encadrée par la loi, du permis de porter une arme au permis de conduire et au-delà, tout cela supposant des certifications.

Ce problème quotidien de l’incertitude ne devient une question scientifique qu’à la fin du XIXè siècle – avec l’apparition de diverses échelles d’indétermination dans les systèmes dynamiques en physique et en mathématiques. L’incertitude est subjective, et l’indétermination est objective, là où le sujet moderne, source et socle de la certitude, fondait l’objet comme détermination en s’y opposant, c’est à dire en s’en distinguant radicalement, et comme sujet « transcendantal », dira Kant. Tout cet édifice tombe en ruine dès lors qu’il n’est plus possible de déterminer l’objet – son indétermination affectant le sujet de ce fait, ce sujet et cet objet ne pouvant plus être simplement séparés et opposés, et cela d’autant moins que l’indétermination a directement partie liée à l’entropie.

L’inquiétude que génère l’indétermination lui confère une dimension qui n’est plus universelle au sens de Newton, mais cosmique au sens où toute cosmologie comporte en elle une dimension qui dépasse toute séparation entre sujet et objet. C’est en les séparant que la physique moderne conduira à la liquidation de la cosmologie au sens strict – c’est à dire au sens où elle établit une diversité primordiale de lieux, topoi, et donc d’échelles. C’est parce qu’elle fait réapparaître de telles localités que la théorie de l’entropie négative avancée par Erwin Schrödinger rouvre la question de ce que Jacob von Uexkül appelait des mondes – c’est à dire des microcosmes inscrits dans ce macrocosme qu’est la biosphère au sein du cosmos.

Les nouvelles questions apportées par l’incertitude et l’indétermination – qui entrent en science physique avec Ludwig Boltzmann et Willard Gibbs comme physique statistique, et en mathématiques avec Henri Poincaré – sont aussi à la source de la pensée de Norbert Wiener et de ses considérations sur l’entropie et sur ce qu’il appelle l’anti-entropie, qu’il lie à la localité de systèmes dynamiques organisés. Ces nouvelles questions seront venues au cœur de toute biologie scientifique quelques années plus tôt, dès lors que l’indétermination aura été posée comme corrélat de ce que Schrödinger décrira donc comme entropie négative – désignant ainsi la capacité locale et temporaire qu’a le vivant de différer la dissipation irréversible de l’énergie, c’est à dire la croissance de l’entropie orientée vers le désordre physique et la désorganisation biologique.

3. Risque, ouverture et compromis

Bien avant de devenir une épreuve et une question scientifiques, l’incertitude et l’indétermination sont d’abord, pour l’humanité, le problème permanent de ce que Rainer Maria Rilke décrit dans les Sonnets à Orphée comme le risque de ce qu’il appelle l’ouvert.

Risque et ouverture conditionnent tout investissement (noétique ou financier), et demeurent à jamais sans solution : faire face à l’incertitude et à l’indétermination nécessite d’entretenir et de reconstituer sans cesse un horizon de crédit – c’est à dire un horizon d’investissements collectifs, visant à inventer et consolider la possibilité d’un avenir néguentropique surmontant temporairement et localement le devenir entropique (cette localité étant distribuée en échelles qui vont de la cellule à la totalité de la biosphère) – sans jamais pouvoir éliminer le risque ni donc éviter que l’ouverture ne se referme.

Pourquoi en ce cas l’incertitude et l’indétermination sont-elles finalement déniées par l’institution scolaire et académique, et encore par une partie de la communauté scientifique, légitimant ainsi l’incurie économique et politique ? Et pourquoi cela ne peut-il plus durer ? Il en va ainsi parce que si l’on avait intégré dans les processus de certification industrielle les questions apparues avec la thermodynamique et ses conséquences macroscopiques sur le vivant, par exemple quant aux possibilités qu’a ou que n’a pas l’avion Airbus A380 de voler, jamais cet appareil n’aurait obtenu la certification l’y autorisant.

Et si cela ne peut plus durer, c’est parce l’hypercrise systémique met en évidence que des limites entre systèmes dynamiques sont franchies de toutes parts, perturbant ces systèmes aux échelles les plus éloignées, du virus appelé Covid 19 à l’industrie planétairement interdépendante, compromettant l’avenir de la vie en totalité – cependant que l’A380 est lui-même un échec commercial pour des raisons qui ne sont évidemment pas étrangères à de telles questions. Plus généralement, c’est l’ensemble des processus de certification qui procurent à l’économie industrielle son crédit aussi bien du point de vue des investisseurs (comme calculs de risques) que du point de vue des consommateurs (comme confiance dans les produits comme dans leur pouvoir d’achat et dans leur monnaie) qui nécessite désormais une requalification fondamentale – et systémique. 

Le système académique n’a toujours pas intégré l’entropie comme question majeure de la physique pour l’homme, ni ses conséquences sur la définition du vivant par Schrödinger, ni donc la question les limites résultantes pour l’action humaine considérées avec Lotka. Le système académique dans son ensemble, qui aura été gouverné essentiellement dans le but d’accompagner, de légitimer et de renforcer le système de production et de consommation – orientation qui sera encore accrue par le projet de loi de programmation de la recherche – , ne pouvait que refouler ce qui vient contredire la légitimité même d’un tel accompagnement sous cette forme, c’est à dire : comme dispositif d’accomplissement aussi bien que de dissimulation de l’ère Anthropocène.

A quoi les oreilles de l’entendement scientifique seront-elles restées sourdes dans leur impossible dialogue devenu polémique au cours de la pandémie sans jamais parvenir à élaborer les thèses de ce que l’on appelle une controverse scientifique ? Il arrive souvent que l’entendement n’entende pas ce que seule raison peut lui dire : c’est essentiellement cela qu’aura enseigné Kant, et que Whitehead aura su réinterpréter au-delà de la physique newtonienne. Les scientifiques polémiquant à propos de la dangerosité du coronavirus seront restés sourds précisément à l’incertitude subjective résultant de l’indétermination objective et telles qu’à partir des théories de l’entropie en physique, en biologie et en technologie, elles requièrent une nouvelle raison théorique aussi bine que pratique (Kant entr’ouvre d’ailleurs cette question dans la Critique du jugement comme raison esthétique).

Chez Whitehead, la raison a pour fonction d’opérer des bifurcations en vue de protéger ce qui, au-delà de la seule biodiversité, constitue la noodiversité des êtres exosomatiques que nous sommes, et qui est le gage de leur résilience à toute sorte de dérèglement entropique, dont la maladie est une expression biologique, mais qui a aussi des formes techniques – raison pour laquelle Canguilhem peut écrire « le pouvoir et la tentation de se rendre malade sont une caractéristique essentielle de la physiologie humaine. »

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Un nouveau crédit est requis, et la fonction de la raison théorique, pratique et esthétique est de l’accréditer en projetant des motifs (raisons) d’espérer. De nouvelles critériologies de certification doivent être mises en place à partir de cette accréditation. Si la tâche paraît de nos jours impossible, elle est impérative. Cet impératif nécessite une méthode d’amplification de dynamiques, fondée sur un diagnostic, et capable de négocier un compromis – car rien ne pourra se concrétiser en de telles circonstances sans que des engagements mutuels ne soient pris par des parties dont les intérêts particuliers divergent, et qui cependant doivent en dernier ressort s’entendre quant à leur intérêt commun. Le gage de cet intérêt commun autrefois appelé bien public et chose publique, c’est la noodiversité – raison pour laquelle la démocratie naît en Grèce. Il s’agit tout aussi bien de réinventer la puissance publique.

Pour préciser le registre du discrédit affectant le savoir scientifique – mais aussi, plus généralement, les savoirs de la vie quotidienne et les savoir-faire –, une analyse de l’affaire où s’est imprudemment compromise la revue The Lancet constitue un bon cas. Tout le contenu de l’article collectif écrit pour établir l’inefficacité et même la dangerosité de l’hydrochloroquine, et qui aura été ensuite mis en cause, aura été frelaté par une analyse de données réalisée avec les méthodes actuelles, typiques de la data economy, et appliquée à toutes réalités. L’intérêt de cette affaire, qui a discrédité l’une des revues de médecine les plus anciennes et les plus prestigieuses, est le rôle du calcul dans cette compromission épistémologique – sinon vénale.

L’économie mondiale repose de nos jours entièrement sur des systèmes de calcul fondés sur l’élimination statistique et probabiliste de l’incalculable et de l’indéterminé. Ces systèmes purement computationnels sont d’autant plus dangereux qu’ils instaurent une certitude aveugle (la certitude cartésienne voyait elle-même très loin – bien qu’elle ne vît ni l’entropie, ni l’univers en expansion, ni la singularité du vivant au sein des lois de la mécanique céleste), dénoncée par les statisticiens eux-mêmes. Désormais confrontée à des événements générés par des systèmes dynamiques portés à leur limite, une telle économie s’avère être mouvante, et risque de se liquéfier telle l’argile crue sous la pluie – comme la « société liquide » devait périr de sa liquidité.

Cela ne signifie en rien qu’il faudrait rejeter les technologies de calcul, dont la raison, et l’entendement à son service, ont évidemment et impérativement besoin – et Wiener, comme Ludwig von Bertalanffy avant lui, aura montré pourquoi l’humanité en croissance exponentielle ne saurait se passer de la cybernétique, y compris pour ralentir et transformer cette croissance à la fois démographique et économique qui s’avère être une mécroissance constituant une déséconomie. Cela signifie qu’il faut prescrire thérapeutiquement la technologie en tant qu’elle est un pharmakon aussi remédiant qu’empoisonnant.

Si Naomi Klein a sans aucun doute raison de diagnostiquer qu’un nouvel épisode de la doctrine du choc – mieux connue comme stratégie du choc, selon la traduction française de son best-seller – est en train de se jouer à travers ce qu’elle a décrit comme un screen new deal, en lieu et place du green new deal que proposait la gauche américaine dans le cadre des primaires démocrates, et qui, après le confinement planétaire, profiterait de la catastrophe sanitaire pour imposer télé-travail et télé-enseignement à très grande échelle, il ne saurait s’agir de rejeter ni les écrans, ni les algorithmes dont ils sont les interfaces. Il s’agit d’entamer une critique fondamentale de l’informatique théorique, telle qu’elle repose sur une interprétation tout à fait partielle de l’entropie par la théorie dite de l’information, et, en particulier pour l’Europe, il s’agit de reconstruire un avenir industriel qu’elle a perdu.

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Dès lors, il ne suffit pas de provoquer une « stratégie du choc à l’envers », comme croyait pouvoir le proposer avec Pablo Servigne un groupe de citoyens prônant la solidarité de proximité plutôt que des mesures réglementaires mises en œuvre par des technologies. On ne saurait simplement opposer des communautés solidaires et autres initiatives locales à une catastrophe d’ampleur littéralement cosmique. Il s’agit tout au contraire d’élaborer et de concrétiser une alter-doctrine du choc – tant il est vrai que depuis son origine, l’humanité engendre et subit les chocs dont elle est à la fois la source, la victimeet le soin comme culture, c’est à dire comme production constante de nouvelles formes de savoirs et de crédits constituant une noodiversité.

De tels chocs sont liés à la condition irréductiblement exosomatique de l’humanité, situation induite par la structure néoténique de la physiologie humaine. Une société ne tient dans le temps que pour autant qu’elle parvient à générer un crédit à partir de tels chocs. Un nouveau crédit instaure une époque, un âge ou une ère, à travers un processus qui connaît toujours une phase douloureuse d’engendrement, puis une apogée, puis un temps de déclin – lequel, selon Toynbee, peut devenir suicidaire.

Le grand choc qui aura généré l’ère Anthropocène est la machine thermodynamique. Le second principe de la physique thermodynamique aura été formulé peu de temps après ce choc, et il aura été formalisé comme processus entropique en 1865 par Rudolf Clausius, Ludwig Boltzmann en énonçant la formule statistique en 1873. Comme on l’a vu, un grand décalage se sera cependant maintenu entre cette théorie tout à fait nouvelle et la réalité comptable et certifiée de la vie quotidienne – et ce décalage aura été un refoulement au service de la réalisation d’une ère géologique très spécifique, très brève, fondée sur une accélération foudroyante, devenue avec la disruption accélération de l’accélération (comme il y a une épidémie d’épidémies), et condamnée à l’épuisement à très brève échéance.

C’est à partir de ce diagnostic que le Collectif Internation, le 10 janvier dernier, à Genève, a proposé une démarche de recherche contributive, fondée sur des territoires laboratoires candidats, et visant à opérer des transferts très rapides de savoirs régénéréspar cette méthode, qui associe étroitement, fonctionnellement et intergénérationnellement habitants de ces territoires, qu’ils soient résidents, associations, entreprises, institutions, administrations, etc., scientifiques, économistes, juristes, épistémologues, philosophes, sociologues, psychologues, urbanistes, architectes, ingénieurs, médecins, pédiatres, psychiatres, artistes, acteurs économiques et financiers.

Nous posons avec ce Collectif et avec l’Association des Amis de la Génération Thunberg qui s’est créée autour de lui que la nouvelle certification requise pour être mise au service du nouveau crédit est la lutte contre l’entropie. Cette certification, qui consiste aussi bien en diplômes et en autorisation de voler ou de rouler, est surdéterminée par des normes comptables micro-économiques, méso-économiques et macro-économiques. Nous prônons dans cette optique une régénération des normes comptables fondée sur la revalorisation des savoirs locaux – vivre, faire, concevoir et spiritualiser –, à toutes les échelles, mis en situation de prescrire et de pratiquer de telles certifications, et, en cela, de générer et consolider des nouvelles formes de crédit. Pour cela, une plateforme contributive a été conçue sur la base du logiciel E-planet élaboré par l’université de [?].

Les savoirs configurent les pratiques qui permettent de lutter contre l’entropie : ils sont en ce sens structurellement néguentropiques. La néguentropie elle-même est toujours une réalité locale : telle vinification est liée à tel terroir et tel cépage, telle musique est africaine ou autrichienne, telle théorie physique est terrienne, et tout cela constitue ce que nous appelons la noodiversité, qui ne peut être appréhendée que du point de vue de la biosphère, comme le souligna Edmund Husserl dans son style et en son temps.

Si la biosphère tente de s’élargir à travers navettes spatiales, sondes et observatoires dans l’espace, ces dispositifs demeurent dépendants de leur « segment-sol », et la biospshère elle-même, désormais entourée par une exosphère satellitaire, ne peut jamais, en aucun cas, s’émanciper d’un point de vue situé – aussi bien dans l’espace (le système solaire au sein de sa galaxie) que dans le temps (moins de cinq milliards d’années avant l’extinction du soleil, plus de treize milliards d’années près la formation de l’univers, moins de cinq milliards d’années après la formation de la Terre, près de quatre milliards d’années après l’apparition de la vie).

De tels savoirs étant toujours locaux, leur valorisation à travers des échanges avec d’autres savoirs, issus d’autres localités, suppose des franchissements d’échelles de localités, qui supposent eux-mêmes des modalités de certifications comptables, elles-mêmes contributives – à travers ce que nous avons appelé des conventions collectives territoriales. La valorisation de tels savoirs se nomme l’économie de la contribution, et dans une expérimentation en cours en Seine Saint Denis, qui constitue le premier territoire laboratoire, elle vise à établir un revenu contributif, inspiré à la fois par l’organisation du travail inventée dans le cadre du logiciel libre (comme partage de savoirs constituant des communs), et par les modalités de rémunérations hors emploi des intermittents du spectacle (comme investissement collectif dans la noodiversité).

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Lorsque le collectif Nouslespremiers# a lancé son initiative, je m’y suis associé tout en soulignant que les démarches proposées sur la base de conventions citoyennes ne pourraient être fécondes et tenir leurs promesses qu’à la condition non seulement de consulter des avis d’experts, qui sont eux-mêmes très souvent objets de controverses ou de polémiques, mais aussi de constituer des dispositifs d’apprentissages collectifs et expérimentaux permettant de travailler avec ces scientifiques, économistes, juristes, ingénieurs, etc. à régénérer les crédits requis pour qu’une société ait confiance en elle – et cela, désormais, à l’échelle planétaire – en situation d’urgence absolue.

De tels laboratoires, qui devraient se multiplier sur tous les continents – et il en existe déjà partout (notamment les territoires et villes en transition) sous des formes plus ou moins développées – , doivent être des lieux de négociations de compromis entre acteurs qui ont des intérêts à court terme et moyen terme divergents mais à long terme convergents. Cette convergence doit permettre de passer des accords à travers de conventions collectives, à diverses échelles, en mobilisant très fortement les générations, et en y associant étroitement les institutions scolaires et académiques aussi bien que les parents d’élèves, qui sont littéralement affolés et de plus en plus accablés par l’avenir à court terme aussi bien qu’à long terme de leurs enfants et petits-enfants.

Il faut agir pour le vivant, mais dans cet état d’exception noétique qu’est l’état d’urgence généralisée, cette action ne doit en aucun cas sacrifier la réflexion. Elle doit pour cela se donner de nouveaux instruments de recherche, associant étroitement l’ensemble des parties prenantes, et avant tout les habitants, qui ne retrouveront confiance et ne trouveront ainsi la force d’agir et de bifurquer positivement qu’à la condition de contribuer à la genèse de ces nouveaux savoirs. Ceux-ci permettront tout aussi bien d’engendrer une nouvelle puissance publique, constituant une nouvelle chose publique, et une régénération de ce que l’on appelait à l’époque de Kant la République, conçue avant tout comme communauté politique fondée sur le partage de savoirs.

Pour cela, un compromis historique entre le capital et le travail est requis. Les entreprises sont confrontées à un défi sans précédent. Elles doivent se réinventer de fond en comble pour passer d’une valeur basée sur le PIB, lui-même essentiellement producteur d’entropie, à une valeur entièrement requalifiée : le temps est venu d’une innovation véritablement ouverte en cela que sociale, et non seulement technologique – ne tombant dans les travers ni du « solutionnisme technologique », ni du libertarianisme qui n’est que l’extrêmisation technologique d’un ultralibéralisme failli.

S’il n’était pas possible de réaliser ce que Stéphane Berdoulet appelle après Michel Bourgain (ancien maire de l’île Saint Denis) des PPPP, c’est à dire des partenariats public privé population, les pouvoirs publics et le personnel politique qui les a laissés se dégrader à un point inconcevable en à peine deux décennies devraient être mis devant le fait accompli – eux-mêmes n’ayant plus le crédit requis pour accomplir un tel fait, c’est à dire : pour générer une bifurcation positive, à la base de nouveaux droits, fondateurs de scalabilités diversement locales, et capables de prendre soin de la biosphère devenue technosphère."