C.-O. Verseau professeur agrégé de philosophie

Heidegger / Fédier / D'autres chemins

1. "Le titre du présent recueil est Holzwege. Ce titre allemand est très ambigu. Si, en effet, le sens premier de Holzweg est bien celui d'une piste qui s'enfonce en forêt, il existe un sens dérivé - qui a d'ailleurs totalement éclipsé, dans l'usage allemand, le sens premier - et ce sens dérivé est celui de "faux chemin", de "sentier perdu". 
L'Allemand qui lit le titre Holzwege comprend "impasses", "fausses routes". 
Le Holzweg est un CHEMIN QUI NE MENE NULLE PART. C'est un non-chemin.
Qu'est-ce donc qu'un Holzweg? C'est la piste que laisse à l'orée du bois, le bois que le bûcheron en ramène. Cette piste n'aboutit effectivement à rien, puisqu'elle s'arrête brusquement dans la forêt. Le Holz, dans Holzweg, signifie la forêt (...). Alors que les chemins sont là pour ne pas s'arrêter à la forêt, soit en la traversant, soit en la contournant, le Holzweg s'y perd. On comprend que tous ceux pour qui la forêt est un obstacle dans la progression de place en place, les voyageurs, les marchands craignent par-dessus tout de s'engager sur un Holzweg où ils ne peuvent que s'égarer.
Mais ceux qui se soucient de la forêt, ceux qui l'ont choisie pour leur emplacement?
Ceux-là ne s'égarent pas quand ils empruntent le Holzweg, car il les conduit tout droit au lieu de leur travail, au coeur de la forêt."
  Martin Heidegger, Chemins qui ne mènent nulle part
Note préliminaire de François Fédier à l'éd. de 1962.

2. "Le titre du présent recueil est Holzwege.
Le titre est très ambigu. Si, en effet, le sens premier de Holzweg est bien celui de "chemin" (Weg) s'enfonçant en "forêt" (Holz) afin d'en ramener le "bois coupé" (Holz) - le sens premier étant donc : "chemin du bois", sens encore en usage de nos jours chez les bûcherons, forestiers, chasseurs et braconniers -, un autre sens n'a pas tardé, dès le XVe siècle, à éclipser le premier. C'est celui de "faux chemin", "sentier qui se perd". Dans l'usage courant, c'est celui qui a prévalu, ne se rencontrant toutefois que dans la seul locution : auf dem Holzweg sein (mot à mot : "être sur le chemin "du ailleurs, qui ne mène "nulle part"") - locution signifiant : "faire fausse route", "s'être fourvoyé", "ne pas y être", et cela surtout au sens figuré. Ainsi dira-t-on : da sind Sie auf dem Holzweg pour signifier : "là vous n'y êtes pas, là vous faite fausse route". 
Lisant, au pluriel, et hors de l'expression stéréotypée, le mot Holzwege, le lecteur allemand est donc dès le départ dépaysé, mais non pas nécessairement choqué. Il a encore, face à ce titre, avec la façon de parler familière dans l'oreille, une vague consonance de "chemins en forêt profonde", de "sentiers plus ou moins inconnus" .
Cette impression se confirme à la lecture de l'exergue, où Heidegger fait très subtilement jouer les nuances : "Bûcherons et forestiers s'y connaissent en chemins. Ils savent ce que c'est "auf einem Holzweg zu sein" - que d'être sur un Holzweg, et non pas "auf dem Holzweg", comme dit toujours la locution. Heidegger, par le seul emploi de l'article indéfini, fait disparaître d'un coup toute familiarité de la locution, ce qui ravive aussitôt dans le mot Holzweg la présence du Holz, c'est-à-dire de la forêt profonde, présence entièrement perdue dans la première phrase de l'exergue, non traduite : Holz lautet ein alter Name für Wald, "bois est un vieux nom pour forêt" - tout en sauvegardant par la même en toute sa force l'autre sens de "chemin perdu", à savoir "peu sûr", toujours exposé à un péril d'errance et de fausse route : car la forêt où sillonnent de tels chemins n'est autre que la forêt, le Holz, la Hylè, la sylve de l'être, c'est-à-dire de la vérité en son retrait toujours renouvelé."

Note préliminaire à l'éd. de 1986