"J’en reviens toujours à mon verre d’eau sucrée :
pourquoi dois-je attendre que le sucre fonde ? Si la durée du phénomène
est relative pour le physicien, en ce qu’elle se réduit à un certain
nombre d’unités de temps et que les unités elles-mêmes sont ce qu’on
voudra, cette durée est un absolu pour ma conscience, car elle coïncide avec un certain degré
d’impatience qui est, lui, rigoureusement déterminé. D’où vient cette
détermination ? Qu’est-ce qui m’oblige à attendre et à attendre pendant
une certaine longueur de durée psychologique qui s’impose, sur laquelle
je ne puis rien ? Si la succession, en tant que distincte de la simple
juxtaposition, n’a pas d’efficace réelle, si le temps n’est pas une
espèce de force, pourquoi l’univers déroule-t-il ses états successifs
avec une vitesse qui, au regard de ma conscience, est un véritable
absolu ? pourquoi avec cette vitesse déterminée plutôt qu’avec n’importe
quelle autre ? pourquoi pas avec une vitesse infinie ? D’où vient, en
d’autres termes, que tout n’est pas donné d’un seul coup, comme sur la
bande du cinématographe* ? Plus j’approfondis ce point, plus il
m’apparaît que, si l’avenir est condamné à succéder au présent au
lieu d’être donné à côté de lui, c’est qu’il n’est pas tout à fait
déterminé au moment présent, et que, si le temps occupé par cette
succession est autre chose qu’un nombre, s’il a, pour la conscience qui y
est installée, une valeur et une réalité absolues, c’est qu’il s’y crée
sans cesse, non pas sans doute dans tel ou tel système artificiellement
isolé, comme un verre d’eau sucrée, mais dans le tout concret avec
lequel ce système fait corps, de l’imprévisible et du nouveau. Cette
durée peut n’être pas le fait de la matière même, mais celle de la Vie
qui en remonte le cours: les deux mouvements n’en sont pas moins
solidaires l’un de l’autre. La durée de l’univers ne doit donc faire qu’un avec la latitude de création qui y peut trouver place."
Bergson, L'évolution créatrice, ch.4 (1907)
NB : contrairement à ce qu'ont prétendu de méchantes langues,
ce texte n'est pas l'illustration d'une expression idiomatique française bien connue