C.-O. Verseau professeur agrégé de philosophie

L'art nous éloigne-t-il de la réalité ?

Quelques pistes déduites des mots composant l'intitulé
   1. "réalité"
   Le mot et ses dérivés ("réel", "réaliste", "réaliser") signifient à la fois que quelque chose existe et que la chose est ce qu'elle est, non pas autre chose, que les choses sont ainsi, non pas autrement.
   Ainsi dans l'expression, redondante!, "la réalité des choses", c'est autant l'essence des choses (ce qu'elles sont) qui est visée que leur l'existence (le fait qu'elles sont) : on affirme qu'il y a quelque chose et on prétend définir ce qu'il y a. D'ailleurs, dans l'expression "soyons réalistes", qui sert d'injonction pour "ramener quelqu'un sur terre" et lui demander de voir le monde comme ...on le voit soi-même, on prétend qu'à partir du seul constat qu'il y a quelque chose (existence) on pourrait définir ce qu'il y a (l'essence) et déduire ce qu'on doit faire (le sens). 
   Tel serait "le sens" d'une situation : quelque chose s'est passé (existence), on croit savoir quoi (essence) et quelle attitude adopter (sens, sign-ification : vers quelle attitude la situation fait signe, à quelle attitude elle renvoie).
   On raisonne donc sur la réalité et sur notre rapport à celle-ci comme si la réalité se déposait à l'intérieur de chacun d'entre nous sans qu'on ait le moindre acte d'interprétation à accomplir.  Or l'existence de quelque chose, livrée dans la perception qui prête attention, ne livre pas encore la signification et, encore moins, la valeur de quelque chose tant que le sujet n'a pas pris position et, d'abord, tant qu'il n'occupe pas un point de vue (parmi tous les points de l'espace qu'on peut occuper pour observer celui-ci).
   L'expression « être réaliste » voudrait faire croire que l'attitude à adopter pourrait logiquement se déduire de la perception de la réalité, comme si l'essence et la signification étaient livrées en même temps que l'existence.
   Un exemple : il y a quelque chose, il y a quelqu'un, il y a un enfant, il y a un enfant ici, il y a un enfant maintenant, il y a un enfant traversant la chaussée, il y a enfant courant sur la chaussée un dimanche matin : la question « que se passe-t-il? », aussitôt devenue "que s'est-il passé?", a des réponses variées qui hanteront longtemps le conducteur de la voiture et la passagère dans la nouvelle de S. Dagerman extraite de Dieu rend visite à Newton. On croit pouvoir aisément dire ce qu'il y a, "décrire la réalité". Mais, contrairement à ce qu'on dit, l'art se charge de montrer le caractère in-dicible, in-effable, de « la réalité ». Car savoir ce qu' il y a, en « goûter » (cf. le verbe latin sapere), n'est pas seulement être informé d'un fait : c'est en prendre conscience, c'est com-prendre, prendre à l'intérieur de soi et en être changé. Car il ne s'agit pas seulement de décrire le réel, le dé-crire dans une position de surplomb (de haut en bas, comme si nous n'avions pas à y entrer) mais il s'agit de nous y situer. L'art propose une façon de penser qui est en même temps une façon d'agir



2. Éloignement, évasion, di-vertissement, détour et détournement
   Nous prétendons redouter qu'on nous éloigne de la réalité mais, de façon générale, voulons-nous savoir ? Cherchons-nous ordinairement à « faire face à la réalité » ou … à nous en divertir ? Voir le divertissement selon Pascal (cf. « Quand je m’y suis mis quelquefois, à considérer les diverses agitations des hommes et les périls et les peines où ils s’exposent, dans la cour, dans la guerre, d’où naissent tant de querelles, de passions, d’entreprises hardies et souvent mauvaises, etc., j’ai découvert que [...] ») Les œuvres provocatrices, scandaleuses, « choquantes », dénonciatrices : pourquoi le sont-elles?
De quoi sont-elles la dénonciation? Pourquoi faut-il que ce soit l'art qui dise ce qui est ordinairement passé sous silence, ce qui ne peut être dit ? > L'art et l'inter-dit. 
   Dénigrement de l'art, de la figure de l'artiste elle-même : l'artiste n'est-il pas un enfant qui joue, qui rêve (au lieu de « travailler ») ? Que « fait » un artiste ? Place sociale de l'artiste. Celle de Vincent Van Gogh, par exemple. "Marginalité" de l'artiste : marge et ...reliure (d'un livre) selon la métaphore de Jean-Luc Godard qui faisait remarquer que la marge d'un livre est aussi l'endroit où toutes ses pages peuvent être reliées!
   L'art : à quoi, demande-t-on souvent, cela pourrait-il servir ? Mais l'utilité d'un objet tourne-t-elle l'attention vers l'objet ou l'en détourne-t-elle (valeur extrinsèque / extrinsèque)? De l'artiste qui détourne la fonction de l'objet, souvent en la neutralisant, devra-t-on dire qu'il nous détourne de la réalité ? Détourner une trajectoire qui consistait elle-même en un détournement, prendre des détours par rapport à des chemins qui ne seraient pas eux-mêmes des chemins mais seulement une errance, est-ce encore se détourner ? Qu'est-ce que le « droit chemin » ? Si l'art n'était qu'un jeu pour rêveur, serait-il objet de censure ? Exemples d'oeuvres censurées. Quelles formes, variées et insidieuses, la censure peut-elle revêtir ?
3.  Réalité matérielle de l'oeuvre, réalisme de la représentation 
   Matérialité de l'oeuvre : l'oeuvre est un objet du monde (...caractéristiques plastiques d'une œuvre … surtout si celle-ci intègre des objets d'usage, ou des parties d'objets, voire des produits de consommation). Exemples. Classification des arts en fonction de leur matérialité. Quel est le « corps » de la littérature ? De l'« écriture » musicale ? Qu'est-ce que l'interprétation (théâtrale, musicale, poétique) ? La « rencontre » avec l'oeuvre est une interprétation qui fait de chacun un artiste « interprétant » l'oeuvre, ne serait-ce que dans la voix, le regard. Car l'être auquel s'adresse l'oeuvre d'art est lui-même un être matériel, un "corps" qui donnera forme à son interprétation de l'oeuvre, à sa "réaction" comme on dit plus souvent. 
   L'oeuvre d'art a toujours un aspect matériel (dans la mesure où le corps de l'artiste a été engagé à un moment ou un autre) et elle a toujours des effets "matériels", au moins corporels - dans les corps de celles et ceux qui la reçoivent.
   Un exemple : la « nature morte » (ou « still life » en anglais) sont des oeuvres qui mettent au premier plan la question de la matérialité de l'oeuvre. Moins volumineuses, moins pesantes que ce qu'elles représentent (des objets d'usage et des produits de consommation), elles en sont néanmoins des représentations pérennes. Réalité et temporalité : si réalité signifie à la fois "existence" et "essence", la durée ne devient-elle pas un critère de «réalité», de stabilité? Car comme être (existence) et comment être ceci ou cela (essence) sans l'être de façon stable, sans l'être durablement, "dans" ou "à travers" le temps ?


 
 

   Réalisme de la représentation. Figuration et abstraction. Quelle est la référence, quel est le «référent» pour juger du caractère réaliste de la représentation : si l'oeuvre est un reflet, une image, un signe, à quel élément renvoie-t-elle, vers quelle « chose » fait-elle signe ? Car ce que j'appelle « la chose » n'est ... "en réalité" qu'une une image perceptive, non pas la chose en elle-même?
4. "Nous": « le réel » ou un monde?
Si chacun vit dans son monde, pourra-t-il encore y avoir un monde, quelle sera la réalité du monde ? Que pourra encore signifier le mot « nous » : « nous », cela pourra-t-il encore désigner une quelconque réalité, une réelle communauté ?
   Réalité et réalité perçue : « la réalité » n'est jamais que l'idée ou l'image que l'on se fait du réel, donc une représentation. L'expression « la réalité » est un sophisme, qui voudrait faire oublier que le réel n'est jamais présent en lui-même, mais qu'il doit être perçu, reçu pour être présent (d'ailleurs « présent » veut dire « être près, proche », ce qui sous-entend un témoin, un observateur), qu'il doit être interprété selon des cadres, des grilles (les parois du réceptacle qui permet de recevoir, le support de l'impression) qui restent invisibles, insensibles, inconscients pour le sujet percevant : ne voyant pas ma vision (= mes critères de vision), je prends ma vision des choses pour les choses elles-mêmes. L'art = un détour par lequel ma vision se ré-fléchit, prend conscience d'elle-même, de ses critères, de ses présupposés ? 
   Certains courants artistiques se sont définis à travers ce objectif : faire voir non pas telle ou telle chose mais la vision elle-même, la vision que l'on a des choses. Pourquoi, à propos de l'art, parler de «monde imaginaire» si par ailleurs la perception est elle-même une image perceptive ?
   Or comment m'assurer que ce que j'appelle la réalité est la réalité telle qu'elle est en elle-même, la réalité vue objectivement, ou du moins la réalité telle que tous les sujets la voient, ou le plus grand nombre, ou les plus sages, ou les « éveillés » (cf. Héraclite), ceux qui ont le plus de discernement, ceux qui sont prêts à voir, à savoir et d'abord savoir qu'ils ne savent pas encore, voir qu'ils ne voient pas encore ? Rêve, rêverie et monde commun (idios cosmos / koinos cosmos). Comment rendre présente la réalité en elle-même, en dehors de toute représentation, comment la faire surgir pour pouvoir lui comparer, après coup, nos représentations et apprécier la fidélité ou l'infidélité de celles-ci?
   Réalité, monde, beauté : se détourner du « nous », se détourner d'un monde commun, se détourner de la beauté ou … au contraire faire exister par les œuvres et leur transmission un monde et une communauté. Beauté, unité, réalité : est réel quelque chose qui a une unité. Un être est réel : un être est réel. L'art n'est-il pas la démarche qui par excellence donne à l'être son unité (ou qui sait dénoncer l'absence d'unité).
Quelques références : 
Sartre, La nausée : percevoir, raconter, lire  > "la vie" / le récit 
Bergson, Le rire (Anthologie p.10) : 1. philosophie et art 2. le regard de l'artiste 3. contemplation et action
Nietzsche, Volonté de puissance (Anthologie p.30) : Perception, image et interprétation 
Arendt, La crise de la culture (Anthologie p.5) : agir, contempler, utiliser, consommer + La condition de l'homme moderne (p.5) : durabilité de l'objet d'usage / apparition et disparition cycliques du produit de consommation 
Héraclite, Fragments : l'idiotie d'un "monde" propre à soi (en grec "idios cosmos", l'opposé d'un monde commun, "koinos cosmos") 
Un exemple d'oeuvre non-plastique, qui met à jour l'absurdité tragique de "la réalité", quand celle-ci se compose des fils entrecroisés de nos intentions et projets respectifs  : la nouvelle de Stig Dagerman, Tuer un enfant (Anthologie p.12) 
Une biographie posant le problème de la place ou de la présence déplacée de l'artiste dans "la réalité" sociale : Vincent Van Gogh 

Exemples d'oeuvres qui font voir, qui mettent en é-vidence :

  1.  Claude Closky, Supermarché (papier peint présentant les marchandises et leurs prix) + le texte de François Piron Faire tapisserie
  2.  Studio H5 (François Alaux, Hervé de Crécy et Ludovic Houplain) : Logorama
       NB : "la réalité" ...d'une oeuvre d'art, son existence, son essence et le sens qu'elle a (l'attitude qu'elle appelle), il faut donc une autre oeuvre d'art pour la dévoiler.
 
Stiletto (Franck Schreiner dit)
Fauteuil consumer's rest (1983)
Charriot de supermarché en fil d'acier zingué découpé et ceintré 
Produit à 100 exemplaires par Stiletto Studios 103 x 74 x 74 cm