C.-O. Verseau professeur agrégé de philosophie

Comment être sûr que la vie n'est pas un songe ?


« Songe n'est que mensonge » et il ne faudrait pas, dit-on encore, « prendre ses rêves pour la réalité ». Car non seulement le cours des choses est indifférent à mes attentes, à mes espérances, mais surtout ce qui est ne doit pas être confondu avec ce qui en est dit étant donné ce qu'on en voit. Je ne dois confondre la réalité présente ni avec ce que j'en attends pour demain ni même avec ce que dès aujourd'hui je veux, moi, y voir. Telle est l'évidence à partir de laquelle on prétend mettre en question le rapport d'une conscience, d'un esprit, d'une raison avec le réel. Telle est la première certitude, l'opposition entre « un songe » et « la réalité », qui formerait le socle sur lequel s'appuie la remise en cause de toutes les autres certitudes.

Et pourtant cette évidence ne s'impose elle-même que sur la base d'une confusion. Car, s'il ne faut pas « prendre ses rêves pour la réalité », il faut commencer par ne pas prendre la perception de la réalité ou toute autre représentation, pour la réalité elle-même, pour la réalité « prise en elle-même ». Car ce n'est pas à « la réalité » elle-même qu'on peut opposer l'inconsistance d'un simple songe, mais à une autre représentation. Telle qu'elle est formulée, cette exigence inspirée par un réalisme franc, voire brutal, repose elle-même sur une illusion : comme si le réel pouvait être donné, se présenter, sans qu'il soit nécessaire à un sujet de se rendre lui-même présent au réel afin de le recevoir, de le percevoir ou de le concevoir, donc de prendre et de comprendre ce réel qui ne peut être connu tel que « pris en lui-même » mais seulement tel qu'il est pris par une conscience, une raison, un esprit.

Le problème n'est donc pas de confronter une représentation onirique de la réalité, une représentation fantasmée au double sens de imaginée et de déformée par nos attentes et nos désirs, à la réalité elle-même, mais de confronter nos représentations entre elles et de chercher le critère d'une hiérarchie : si toute re-près-entation n'est qu'une approche du réel, un rapport qui met « auprès » de celui-ci, sur quel critère décider qu'une représentation est, davantage qu'une autre, « près » de la réalité qu'elle permet de se représenter ? Est-ce dans la confrontation des représentations elles-mêmes qu'il faut chercher la réponse à la question ou dans la confrontation des sujets qui produisent ces représentations : « comment être sûr que la vie n'est pas un songe » si ce n'est au sein d'une communauté de consciences qui s'assureront ensemble qu'elles ne sont pas enfermées, chacune, dans une intériorité solipsiste ? Dès lors, il faudra que dans sa propre « vie », dans sa propre histoire, chacun prenne à bord la vie des autres, leurs histoires.

Nous chercherons donc à montrer que la réponse à la question n'est pas dans une solution technique correspondant à un « comment ? » mais, comme nous le montrerons dans une troisième et dernière partie, dans une réflexion sur les valeurs permettant l'institution d'une communauté de sujets tissant le récit de leur coexistence. Entre temps, le centre de la réflexion se sera déplacé du problème épistémologique de l'objectivité de la connaissance, abordé dans une première partie, vers la question axiologique du sens et des valeurs traitée dans une deuxième partie.

1 Les représentations : une représentation est une façon de se présenter soi-même face au réel. Toute présentation repose sur une réciprocité : rien ne peut m'être présent si je ne me rends pas moi-même présent, je ne serai présent à rien qui ne veuille déjà se présenter à moi, devant moi. Si le réel est donné, dès lors il faut le recevoir « à travers » le réceptacle de la représentation. Sujet = subjectum
  • Dévaluation hâtive du « songe » (« n'est qu'un songe ») > le substantif (« un» songe) mais aussi le verbe : « songer ». Le verbe est synonyme d'une réflexion approfondie, d'une méditation, par laquelle on « s'absente » provisoirement pour mieux voir ensuite, mieux s'y retrouver. Songer = penser + préoccupation (se sentir concerné, regardé). Discréditer globalement le songe peut revenir à dénigrer la pensée elle-même qui couperait de la réalité : tout songeur ne serait qu'un songe creux. Moquerie pour le savant qui rêve la tête relevée vers les régions supérieures qu'il contemple, et qui tombe dans le trou qui est ...devant lui > Platon, Théétète.
  • D'ailleurs, le problème du « rêve » n'est pas d'être irréel mais de me faire être dans un monde que je ne peux mettre en commun avec personne et d'abord avec moi-même (le rêveur, le sujet éveillé se ressaisissant de son rêve). Car le rêve procure des sensations réelles, douleurs ou plaisirs, ce sont les causes de ces sensations qui sont imaginaires, de l'ordre de la représentation (traces mnésiques), non pas les sensations elles-mêmes. Proust, RTP «  comme après la métempsycose les pensées d'une vie ...»
  • image / concept / perception : c'est d'ailleurs parce que le rêve est un rapport (spécifique) au réel qu'il est trompeur comme le montre la première Méditation métaphysique. Dans mon rêve, j'ai la sensation de la plume et du papier, de la lumière et de la chaleur de la flamme, non pas des draps de mon lit. De même, c'est bien parce que les « images » de nos songes nous affectent, parce qu'elles produisent des effets réels sur nous, en nous, que la perception de la réalité peut être concurrencée par l'image onirique de la réalité. cf. Pascal, Pensées : « Si nous rêvions toutes les nuits la même chose ... »
  • Or un concept ou une perception n'est pas moins une représentation qu'une image ou qu'un schème. D'ailleurs, Kant montre dans la Critique de la raison pure que le schème produit par l'imagination permet l'articulation entre perception et concept, qu'il est même la représentation à partir de laquelle peuvent être produites les deux autres. Universel du concept, particularité de la perception, schématisation de l'image.

2 « la » vie, ma vie, mon histoire, mon récit de vie
  • Le sens : le rêve, signe et symptôme de notre rapport à la réalité, à sa vie. Analyse des rêves. « Songe » n'est pas « mensonge ». Freud, L'interprétation des rêves (1899-1900).
  • Le signe regardé comme signe signifie, renvoie à autre chose que lui-même, comme l'ombre, elle-même corporelle, signifie le corps dont elle est l'ombre. Platon, La république, livre VII
  • Le cours de la vie, le sens du récit : la non-coïncidence. > Sartre : Vivre ou raconter. Objection : comment vivre sa vie sans croire à un sens, sans y croire. Il n'y pas la vie d'abord, puis l'acte de la raconter. On n'entre dans le cours de sa vie qu'en la faisant entrer dans un discours, un récit.

3 autrui : être sûr > ensemble être sûrs en formant une communauté de sujets
  • changer de récit, échanger les récits, les confronter. La mémoire est un dialogue entre des mémoires.
  • Mon histoire, l'histoire, l'historiographie.
  • Le monde commun, koinos kosmos. Le monde n'est pas d'abord connu comme tel pour être ensuite connu de tous, c'est une représentation élaborée en commun qui nous donne un monde en instituant un « nous ». Le monde = désigne à la fois le réel dit objectif et la communauté des sujets (comme dans l'expression : « il y a du monde »)

Conclusion :
  • pas un problème épistémologique (l'objectivité de la connaissance : comment rejoindre le réel à partir d'une idée, comment sortir d'une représentation pour entrer dans le monde extérieur)
  • pas un problème technique (quelle opération de la raison, quelle rationalité excluant notamment l'irrationnel de l'image, permettrait d'atteindre le réel dont l'ordre serait reflété par l'ordre de la raison, déformé par le chaos de l'imagination, sur le thème « le sommeil de la raison engendre des monstres », titre d'une gravure de Goya fin 18ème, donc une image semblant dénoncer la faiblesse d'une raison aux prises avec une imagination abusive)
  • mais un problème de sens, de signification, de valeur : pourquoi voulons-nous nous assurer de notre rapport à la réalité, si ce n'est pour y agir et pouvoir répondre de nos actes, répondre devant autrui des valeurs qui auront guidé nos actes ?

Références :

  • Descartes, MM : « Toutefois j’ai ici à considérer que je suis homme, et par conséquent que j’ai coutume de dormir, et de me représenter en mes songes les mêmes choses, ou quelquefois de moins vraisemblables, que ces insensés lorsqu’ils veillent. Combien de fois m’est-il arrivé de songer la nuit, que j’étois en ce lieu, que j’étois habillé, que j’étois auprès du feu, quoique je fusse tout nu dedans mon lit ! Il me semble bien à présent que ce n’est point avec des yeux endormis que je regarde ce papier ; que cette tête que je branle n’est point assoupie ; que c’est avec dessein et de propos délibéré que j’étends cette main, et que je la sens : ce qui arrive dans le sommeil ne semble point si clair ni si distinct que tout ceci. Mais, en y pensant soigneusement, je me ressouviens d’avoir souvent été trompé en dormant par de semblables illusions ; et, en m’arrêtant sur cette pensée, je vois si manifestement qu’il n’y a point d’indices certains par où l’on puisse distinguer nettement la veille d’avec le sommeil, que j’en suis tout étonné ; et mon étonnement est tel qu’il est presque capable de me persuader que je dors. »

Héraclite, Fragments 9 :
  • « Il y a pour les éveillés un monde unique et commun (koinos kosmos), mais chacun des endormis se détourne vers un monde particulier qui lui est propre  (idios kosmos »).

Pascal, Pensées :
  • « Si nous rêvions toutes les nuits la même chose elle nous affecterait autant que les objets que nous voyons tous les jours. Et si un artisan était sûr de rêver toutes les nuits douze heures durant qu’il est roi, je crois qu’il serait presque aussi heureux qu’un roi qui rêverait toutes les nuits douze heures durant qu’il serait artisan.(…) »
Platon, Théétète :
  • « Thalès observait les astres et, comme il avait les yeux au ciel, il tomba dans un puits. Une servante de Thrace, fine et spirituelle, le railla, dit-on, en disant qu'il s'évertuait à savoir ce qui se passait dans le ciel, et qu'il ne prenait pas garde à ce qui était devant lui et à ses pieds. La même plaisanterie s'applique à tous ceux qui passent leur vie à philosopher. Il est certain, en effet, qu'un tel homme ne connaît ni proche, ni voisin ; il ne sait pas ce qu'ils font, sait à peine si ce sont des hommes ou des créatures d'une autre espèce ; mais qu'est-ce que peut être l'homme et qu'est-ce qu'une telle nature doit faire ou supporter qui la distingue des autres êtres, voilà ce qu'il cherche et prend peine à découvrir. »

Proust, RTP :
  • « Longtemps, je me suis couché de bonne heure. Parfois, à peine ma bougie éteinte, mes yeux se fermaient si vite que je n'avais pas le temps de me dire : « Je m'endors. » Et, une demi-heure après, la pensée qu'il était temps de chercher le sommeil m'éveillait ; je voulais poser le volume que je croyais avoir dans les mains et souffler ma lumière ; je n'avais pas cessé en dormant de faire des réflexions sur ce que je venais de lire, mais ces réflexions avaient pris un tour un peu particulier ; il me semblait que j'étais moi-même ce dont parlait l'ouvrage : une église, un quatuor, la rivalité de François Ier et de Charles-Quint. Cette croyance survivait pendant quelques secondes à mon réveil ; elle ne choquait pas ma raison, mais pesait comme des écailles sur mes yeux et les empêchait de se rendre compte que le bougeoir n'était plus allumé. Puis elle commençait à me devenir inintelligible, comme après la métempsycose les pensées d'une existence antérieure ; le sujet du livre se détachait de moi, j'étais libre de m'y appliquer ou non ; aussitôt je recouvrais la vue et j'étais bien étonné de trouver autour de moi une obscurité, douce et reposante pour mes yeux, mais peut-être plus encore pour mon esprit, à qui elle apparaissait comme une chose sans cause, incompréhensible, comme une chose vraiment obscure. Je me demandais quelle heure il pouvait être ; j'entendais le sifflement des trains qui, plus ou moins éloigné, comme le chant d'un oiseau dans une forêt, relevant les distances, me décrivait l'étendue de la campagne déserte où le voyageur se hâte vers la station prochaine ; et le petit chemin qu'il suit va être gravé dans son souvenir par l'excitation qu'il doit à des lieux nouveaux, à des actes inaccoutumés, à la causerie récente et aux adieux sous la lampe étrangère qui le suivent encore dans le silence de la nuit, à la douceur prochaine du retour. »
  • « Quelquefois, comme Ève naquit d'une côte d'Adam, une femme naissait pendant mon sommeil d'une fausse position de ma cuisse. Formée du plaisir que j'étais sur le point de goûter, je m'imaginais que c'était elle qui me l'offrait. Mon corps qui sentait dans le sien ma propre chaleur voulait s'y rejoindre, je m'éveillais. Le reste des humains m'apparaissait comme bien lointain auprès de cette femme que j'avais quittée, il y avait quelques moments à peine ; ma joue était chaude encore de son baiser, mon corps courbaturé par le poids de sa taille. Si, comme il arrivait quelquefois, elle avait les traits d'une femme que j'avais connue dans la vie, j'allais me donner tout entier à ce but : la retrouver, comme ceux qui partent en voyage pour voir de leurs yeux une cité désirée et s'imaginent qu'on peut goûter dans une réalité le charme du songe. Peu à peu son souvenir s'évanouissait, j'avais oublié la fille de mon rêve. »

Sartre, La nausée :
  • « ça, c’est vivre. Mais quand on raconte la vie, tout change ; seulement c’est un changement que personne ne remarque : la preuve c’est qu’on parle d’histoires vraies. Comme s’il pouvait y avoir des histoires vraies; les évènements se produisent dans un sens et nous les racontons en sens inverse. On a l’air de débuter par le commencement : «C’était par un beau soir de l’automne de 1922. J’étais clerc de notaire à Marommes.» Et en réalité c’est par la fin qu’on a commencé. Elle est là, invisible et présente, c’est elle qui donne à ces quelques mots la pompe et la valeur d’un commencement. (…) J’ai voulu que les moments de ma vie se suivent et s’ordonnent comme ceux d’une vie qu’on se rappelle. Autant vaudrait tenter d’attraper le temps par la queue. »