C.-O. Verseau professeur agrégé de philosophie

L'homme doit-il regretter de ne pas avoir d'instinct ?

[des pistes pour une introduction]
  • L'instinct est un dispositif inné, qui ne demande aucun effort d'apprentissage. C'est comme si on pouvait prendre sans devoir ni apprendre ni comprendre. Quelle aubaine ! Qui ne regretterait de ne pas avoir ça !
  • Mais « avoir un instinct » ce n'est pas avoir quelque chose de plus qui viendrait seulement s'ajouter à ce que je suis tout en me laissant intact. Instinct = tout le contraire de la volonté, du choix, de la valeur, et finalement de l'individualité, c'est-à-dire de la possibilité d'être soi.
  • Donc, vouloir « avoir un instinct » ce n'est pas vouloir avoir quelque qu'on n'a pas, c'est vouloir être quelqu'un d'autre, vouloir être une autre sorte d'être que l'être humain, un être qui aurait un autre rapport à soi-même, un autre rapport à autrui et finalement un autre rapport au monde en général.
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 [Introduction rédigée]

Qui, pour obtenir ce qu'il voudrait avoir, ne souhaiterait avoir à faire le moindre effort ? Qui, pour prendre, ne préférerait ne pas devoir apprendre ? Puisque l'instinct est un comportement prédéterminé héréditairement transmis, puisque étant inné il ne doit pas être acquis, l'homme ne peut que « regretter de ne pas avoir d'instincts ».

Cependant, si l'homme devait « avoir » des instincts  qu'il n'a pas déjà, cela ne reviendrait pas à lui ajouter seulement quelques caractéristiques supplémentaires mais à le changer radicalement, essentiellement, c'est-à-dire dans son essence. Si l'être humain était doté d'instincts il ne serait pas le même être devenu simplement plus performant, plus économe de moyens et cependant plus efficace, il serait fondamentalement autre. En effet, un comportement instinctif suppose un tout autre rapport à l'action : il n'est pas volontaire, il n'est pas choisi parmi différents comportements possibles, il n'est pas valorisé comme meilleur qu'un autre, il ne relève pas de la décision d'un individu. Au contraire, un comportement instinctif est commun à tous les spécimens d'une même espèce.

D'ailleurs, le « regret » suppose en général des facultés qui s'opposent à un comportement déterminé par l'instinct. Car regretter c'est se représenter ce qui n'est pas présent et le valoriser par rapport à ce qui est présent. C'est porter un regard individuel sur une situation et prendre une décision soi-même. C'est donc en tant qu'il est profondément différent d'un être déterminé par des instincts que l'homme peut regretter, notamment regretter de ne pas avoir d'instincts. Nous montrerons qu'en regrettant de ne pas avoir d'instincts, l'homme ne regrette pas de ne pas avoir seulement quelque chose qui lui manque, mais qu'il regrette de ne pas être un être tout autre, un être qui n'aurait pas besoin de vouloir, de choisir, de valoriser et finalement de regretter !

[1. Instinct / intuition, expérience, habitude]
  • L'expérience s'acquiert. On peut apprendre sans avoir conscience d'apprendre, sans même avoir conscience de l'effort d'apprendre (mimétisme) et pourtant on a appris puisqu'on a maintenant ce qu'on n'avait pas avant et qu'on pourrait ne plus avoir un jour ce qu'on a aujourd'hui. Définition de l'instinct par Merleau-Ponty dans Signes.  
  • Acquisition et perfectibilité chez Rousseau dans le Discours sur l'origine de l'inégalité parmi les hommes.

  • Un exemple de comportement instinctif : le processus de la ponte chez la tique cf. Jacob von Uexküll, Mondes animaux et monde humain.
  • Au fond, vouloir « avoir » des instincts c'est vouloir ne plus ...avoir, ne plus devoir apprendre et comprendre, ne plus risquer de perdre. C'est refuser le changement, l'histoire, le temps.

[2. L'outil, la main, la fonction]

  • On prend l'outil, on apprend à l'utiliser, on comprend à quoi il sert ce qui permet même d'apprendre à détourner sa fonction. Telle est la liberté inscrite dans notre indétermination, dans notre essence indéfinie : nous avons des outils, nous sommes en relation avec eux, ils sont à nous, ils ne sont pas nous (ce qui, sinon, impliquerait en nous, de façon innée, l'aptitude naturelle à l'utiliser).
  • Or, comme le montre Aristote dans Les parties des animaux cette indétermination permet de choisir l'outil que l'on veut tenir dans nos mains et même d'orienter l'outil selon la fonction qu'on choisit de lui assigner.
  • Nous avons le choix des moyens parce que fondamentalement nous avons le choix des fins.

[3. Les moyens, les fins, les valeurs]

  • Ne pas avoir d'instincts ne réduit pas l'homme à devoir trouver, grâce à la culture, des moyens pour atteindre une fin naturelle (vivre et reproduire la vie), comme si la différence entre l'homme et l'animal ne concernait que les moyens employés (l'instinct pour l'animal, la culture, l'art et la technique pour l'homme), non pas la fin visée. 
  • Car la culture n'est pas seulement pourvoyeuse de moyens, elle est aussi créatrice de « fins qui n'existent pas dans la nature », qui ne peuvent donc correspondre à aucun instinct, parce qu'elles relèvent de valeurs différentes de la vie.  
  • Le bon, le bien, le beau, le vrai, le juste, le sacré, différentes valeurs qui sont des raisons de vivre, c'est-à-dire qui transforment la vie elle-même en un moyen mis au service de l'une de ces valeurs.
  • cf. Kant, Idée d'une histoire universelle d'un point de vue politique. L'humain est un être qui doit chercher de quoi être, là réside non pas la solution au problème des moyens de vivre, mais la réponse à la question de ses raisons de vivre.
  
[Conclusion]
 
Seul un être pétri de culture, façonné par la culture, peut avoir le désir de ne plus ...désirer, de ne plus valoriser, de ne plus choisir. Seul un être fait de culture, fait par la culture, peut désirer l'impossible : s'affranchir de toute culture, ne plus être soi, être quelque chose d'autre.