C.-O. Verseau professeur agrégé de philosophie

La culture : l'habit, l'acquis

Pline, Histoire Naturelle :
 
[habit et vêtement] à la différence de l'habitat ou de l'habitacle, l'habit s'emporte partout avec soi - comme l'habitude, l'habileté ou une habilitation. Cependant à la différence de l'habitude, de l'habileté ou d'une habilitation, l'habit n'entre pas au-dedans même si en couvrant le corps, en le vêtant, il est au plus près de celui-ci. En ce sens, l'habit est un "avoir" qui s'ajoute à "l'être" en s'ajustant à celui-ci : l'habit épouse les formes du corps.

[habit, tout le corps, tous les corps] tous les corps humains s'habillent (ne serait-ce que de tatouages, cf. France Borel, Le vêtement incarné, 1992) et c'est tout le corps, dans toutes ses parties, des pieds à la tête, qui peut être habillé : vêtu, tatoué ou peint. L'habit révèle les conditions d'existence de l'homme pour tout homme, pour tout l'homme. C'est un avoir qui manifeste ce que veut dire “être” pour tous les êtres humains et, chez chaque être humain, pour tout son être. Son être, c'est-à-dire essentiellement son être-dénué, son être-exposé (puisqu'il doit se couvrir, c'est-à-dire interposer entre le monde et lui une médiation).
  • D'où l'utilisation, sous toutes les latitudes, à travers toutes les époques de l'histoire de l'habit et selon toutes les parties du corps à couvrir, de toutes les peaux, écailles, poils et plumes de l'animal (mammifère ou non, terrestre, aérien ou aquatique).
  • C'est peut-être ce qui expliquerait par ailleurs que habit et habillage servent de métaphore pour toute manifestation (externe) d'un dedans : par exemple, les mots comme habits de la pensée.

[habit et élégance] c'est d'ailleurs tout le corps qui porte l'habit (surtout dans le cas d'une tunique, d'une robe, etc.), ce n'est pas une extrémité du corps (main, pied ou bouche) qui s'en saisit, qui le tient (comme pour un outil, un instrument ou un ustensile) > ce qui fait qu'un habit ne “s'utilise” pas au sens où, pour être porté, il ne suppose à proprement parler aucun geste technique en particulier, aucun savoir-faire (ou plutôt aucun “savoir-user de”). En ce sens, il est un avoir qui est à soi, tourné vers (ad) soi, sans que le corps n'ait à apprendre un maniement, une manutention, un manipulation spécifique pour le faire venir à soi : c'est tout le corps qui apprend à se mouvoir en étant habillé. L'art de porter l'habit est donc distinct de la technique requise pour s'habiller.

[avoir, ajouter, adjoindre] l'habit s'ajoute à soi sans être pour autant senti. En ce sens il est exemplaire de ce qu'est l'outil pour l'homme quand celui-ci sait s'en servir : quelque chose qui est à l'homme comme si c'était l'homme. Savoir utiliser un outil c'est cesser de réfléchir à la façon de s'en servir et, même, c'est cesser de le sentir (comme le stylo que la main ne sent plus) pour sentir à travers lui (le grain du papier est senti à la pointe du stylo). De même, mais sans qu'il s'agisse d'un apprentissage (sinon par simple habitude), l'habit fait corps avec soi de telle façon qu'on sent non pas pas l'habit lui-même mais par lui, à travers lui (comme dans l'habitacle d'un véhicule, où l'on sent la surface de la chaussée aux points de contact du véhicule – les roues – avec celle-ci, non pas dans ses propres pieds). L'habit est l'avoir qui montre le mieux ce qu'est l'habileté : entrer en possession de ce qui est à soi comme si c'était soi, comme si c'était une partie de soi-même.

[habit, soin, transmission] un habit est porté individuellement (alors qu'on peut entrer à plusieurs dans le même habitat ou habitacle) mais, constitué lui-même de peaux ou de tissus, il est l'effet d'un tissu social resseré. Concernant un objet (à avoir donc, ce qui est différent de l'alimentation qu'on assimile) être habillé est le premier geste dont un humain reçoit le bénéfice de ses semblables. L'enfance fait que chacun fut d'abord habillé par d'autres. Pour commencer nul n'a su s'habiller seul. L'habit suppose une structure familiale.

[habit et société] il faut être habillé, mais il faut d'abord fabriquer des habits et donc il faut piéger, chasser, écorcher et raser l'animal, tanner les peaux. Et il faudra donc, outre les apprêteurs, tanneurs et teinturiers, et avec tous les artisans de la pelleterie, tous les artisans fabriquant les outils nécessaires à toutes les tâches effectuer en amont, du piège pour chasser l'animal jusqu'aux cuves du teinturier. Même remarque pour le tissage de la laine (mouton, chèvre, etc.), de la soie (chrysalide du papillon) et des fibres végétales : coton, chanvre, lin. L'habit individuel suppose la société, c'est-à-dire la division sociale du travail.

[habit, culture, politique, société] l'habit suppose une organisation politique du travail socialement divisé. Il suppose des représentations politiques qui, distribuant le pouvoir entre des castes ou gentes distinctes, et déjà entre des genres (sexuels) opposés, permettent de répartir les tâches. Or l'habit a lui-même comme fonction (symbolique, dirait-on) de refléter cette répartition du pouvoir politique, laquelle détermine la division sociale du travail : on s'habille en fonction de son âge, de son sexe, de sa profession, de son rang. Puisque d'une part l'habit, comme tout autre objet culturel, dépend d'une transmission (environnement familial + division sociale du travail + répartition du pouvoir politique) et que d'autre part, plus que n'importe quel autre objet culturel, il reflète l'attribution politique des responsabilités et la distribution sociale des tâches, on peut dire que l'habit montre particulièrement qu'on ne peut dissocier, chez l'homme, la dimension vitale de « l'avoir » (le vêtement-protecteur) de sa dimension symbolique (le vêtement-identitaire).