C.-O. Verseau professeur agrégé de philosophie

Diversité des cultures, homogénéité d'une culture : "La question Rom"


 Frédéric Castaignède :
"Que sait-on des Roms ? On croit tout savoir, et finalement on ne sait pas grand chose, tant ils sont enfermés derrière un mur de préjugés et de stéréotypes, qu’ils soient négatifs – mendiants, voleurs, sales… – ou positifs: l’image exotique de l’éternel nomade libre et insouciant, musicien de génie ou danseuse passionnée…
A contre-courant d’une sempiternelle approche folklorique ou misérabiliste, j’ai voulu, à l’image de mes précédents documentaires, réaliser un film politique. La chronique d’un ghetto rom, celui de Nadejda en Bulgarie, métaphore de l’apartheid qui frappe aujourd’hui l’immense majorité des Roms d’Europe, mais aussi parabole d’un combat universel contre toutes les formes de discrimination raciale.
De fait, j’ai construit ce film autour de deux protagonistes centraux extrêmement attachants et bien éloignés des stéréotypes sur les Roms : Stefka, dont le bar à soupe constitue la véritable place publique du quartier, et Angel, un militant rom qui se bat avec une conviction acharnée pour défendre les droits de sa communauté, et permettre aux enfants roms d’être intégrés dans des écoles bulgares.
J’ai voulu montrer cette réalité d’une manière crue, âpre, immerger le spectateur dans une histoire articulée autour du point de vue unique des Roms et dépouillée de tout commentaire ou interview. Avec l’espoir peut-être de faire découvrir une autre image des Roms, et de faire reculer cette méconnaissance qui bien souvent suscite l’incompréhension, la peur, les préjugés, l’intolérance. En bulgare, nadejda veut dire « espoir »…"


  • France Culture / Culturesmonde / 21-22-23-24 octobre 2013 : « Tziganes, Roms : ces indésirables que l’Europe ne veut pas voir »

 
« Nous ouvrons aujourd’hui une semaine spéciale sur les « roms, ces indésirables que l’Europe ne veut pas voir » dans Culturesmonde. De Bucarest à Berlin, de Madrid à Paris, des Balkans aux Pyrénées, les roms suscitent la crainte, sont souvent victimes d’idées reçues tenaces sur leur mode de vie et leur volonté supposée de ne pas s’intégrer aux sociétés européennes, alors que simultanément une certaine fascination perdure pour leur culture, leur musique, leurs traditions…
Un grand écart entre rejet et fascination que nous allons essayer de mieux comprendre tout au long de cette semaine. Et pour commencer par le commencement, les questions d’histoire, d’origines et de terminologie vont nous occuper aujourd’hui: Roms, tsiganes, gitans, ou gens du voyage… Une variété d’appellations pour désigner les populations tsiganes présentes en Europe depuis des siècles. Les instances européennes utilisent aujourd’hui le terme « rom », parle de « peuples roms ». Pourquoi? Y a-t-il vraiment entre toutes les communautés que nous venons d’évoquer une réelle identité de langue (le romani), de mode de vie (le « nomadisme »)?
Dit autrement : au-delà de certaines similitudes, est-il possible de désigner d’un seul terme des peuples qui partagent une origine commune mais vivent aujourd’hui des réalités forts diverses ?
Pour y voir plus clair tant sur ces questions d’origines que de modes de vie, et surtout pour comprendre les longs processus historiques qui ont mené à la constitution des communautés tsiganes en Europe aujourd’hui, nous recevons Henriette Asséo, spécialiste des tsiganes.
Au cœur de ces questions d’identité, la religion figure en bonne place. Bien souvent les communautés adoptent la religion majoritaire du pays où ils vivent : christianisme catholique, orthodoxe ou protestant, ou islam. Depuis quelques décennies les communautés roms sont particulièrement touchées par les transformations du champ religieux et l’apparition des nouvelles communautés (pentecôtistes, ou dans le cas du catholicisme, le renouveau charismatique…). Cette question religieuse est très sensible car dans des groupes où la notion de lien est primordiale, ces transformations affectent le cœur-même des communautés… On en parlera avec Alain Reyniers, directeur scientifique de la revue Etudes Tsiganes.
Enfin, nous donnerons la parole à Alexandre Romanès, fondateur et patron du cirque tsigane du même nom, qui nous donnera sa vision de l’identité et de l’histoire du / des peuple(s) rom(s) et tsigane(s) en Europe. » 

Henriette Asséo, Les Tsiganes : une destinée européenne, éd. Gallimard : A la fin du Moyen Age, d'étranges voyageurs arrivent en Europe, faisant à rebours l'itinéraire des Croisades. D'où viennent-ils ? Qui sont-ils ? Ils ne le savent pas eux-mêmes. On les appelle «Bohémiens» ou «Egyptiens». D'emblée, le mystère de leurs origines fascine. Commence alors un temps de splendeur. Du XVIe au XVIIIe siècle, en Occident et en Orient, les Tsiganes sont serviteurs de la grande noblesse, maîtres dans l'art militaire comme dans l'art divinatoire, experts en chevaux et musiciens de cour. Au XIXe siècle, le vent tourne. Le mystère laisse place au soupçon, la fascination à la défiance : le déclin matériel, la crainte populaire et le harcèlement des gendarmes, bientôt relayés par une législation d'exclusion, en font des «romanichels». Henriette Asséo fait revivre la force d'une culture autre, prodigieusement riche, en plein coeur de l'Europe. 

2. Musique et oralité, transmettre la culture

« La notion de transmission est primordiale pour des communautés roms historiquement dispersées. Mais que transmet-on, et comment? On dit souvent de la culture rom qu’elle « ignore ses propres origines ». Les cultures roms sont pourtant d’une grande richesse. La musique y occupe une place essentielle : on joue de la musique à tous les moments importants de la vie sociale: baptêmes, mariages, enterrements, en passant par toutes les occasions imaginables. Au-delà de sa dimension festive, la musique permet aussi de mettre des mots sur la condition vécue des communautés. De dire la joie ou la tristesse, l’amusement ou la colère provoqués par une situation vécue à un moment donné, à un endroit précis.
La musique peut donc être considérée comme un liant social et communautaire, un moyen de dire sa condition et de transmettre un certain rapport au monde, une certaine culture. Nous en parlerons avec notre invité aujourd’hui, Patrick Williams.
En Europe de l’est, la musique permet aussi aux communautés roms de s’intégrer dans les cultures locales. On compte ainsi énormément de musiciens, d’orchestres roms, souvent très reconnus, qui exécutent des airs de musique roumaine. Pour ces musiciens la question de la transmission identitaire est également primordiale, mais dans un sens moins attendu : il existe en effet une « manière rom » d’exécuter telle ou telle mélodie. En quoi cette dextérité reconnue des musiciens professionnels roms participe-t-elle également de la transmission d’une identité? On peut se demander quels rapports ces musiciens professionnels, détenteurs d’une culture musicale savante, entretiennent avec les musiciens traditionnels, adeptes d’une musique non écrite, vecteur d’une transmission orale de la mémoire rom. Ces « deux mémoires » dont l’expression passe par la musique cohabitent-elles ? Se font-elles concurrence ? Quel est le statut respectif de ces musiciens dans les villages, les communautés ? Nous en parlerons avec Victor-Alexandre Stoichita
Quoi qu’il en soit de nombreux observateurs font le constat d’une perte de vitesse de la musique traditionnelle dans les communautés roms aujourd’hui. Comment l’expliquer ? Les musiciens renonceraient-ils à enseigner aux plus jeunes leur savoir, leurs mélodies ? Ou les jeunes générations auraient-elles tout simplement d’autres références musicales, plus « branchées » ? Nous en parlerons avec une artiste, Alexandra Beaujard, chanteuse, musicienne, qui a lancé une association destinée à faire vivre et connaître la musique traditionnelle rom de Roumanie. »

 
« Le thème ''Rom'' est devenu aujourd’hui un topo des discours politiques : en France bien évidemment, croisant plus généralement les thématiques du racisme et de l’exclusion (les péripéties politiques et médiatiques autour de Leonarda l’attestent ces derniers jours). Mais également dans l’ensemble de l’Europe et notamment de l’Europe de l’Est et ce depuis bien longtemps. 
La chute du mur de Berlin et la volonté de ces pays (Roumanie, Bulgarie…) de rejoindre l’Union Européenne ont en effet remis le thème Rom au cœur des discours politiques, ravivant l’anti-tsiganisme de ces sociétés. Souvenons-nous lorsque les pays d’Europe occidentale pointaient du doigt le traitement des Roms dans ces pays, faisant de l’amélioration de leurs traitements une des conditions de l’entrée dans l’Union Européenne. Premières victimes de la crise économique postsoviétique, ils deviennent alors coupables pour beaucoup d’Européens de l’Est d’une forme de « retard » des pays concernés. L’Union européenne parle alors de la nécessité d’ "intégrer" ces Roms, pourtant présents depuis des siècles en Europe et donc déjà bien européens, mot qui se répand ensuite dans l’ensemble des pays européens.
Bref, l’Union a fait du thème « Rom » un thème européen, mais pourquoi ? Dans quelle mesure le « thème Rom » est-il réel en Europe de l’Est ? A-t-il une pertinence politique? Peut-on parler d’anti-tsiganisme sans parler de la chute du modèle soviétique ? Et puis, que signifie cette « intégration des Roms » dont on ne cesse de parler ?

Nous tenterons de répondre à ces questions grâce à Martin Olivera avec nous en plateau, anthropologue, membre de l'Observatoire européen Urba-Rom, et auteur de La tradition de l’intégration, aux Editions PETRA ( 2012).

Nous donnerons ensuite corps aux conséquences de la montée dans les discours politiques de ce « thème Rom ». En Hongrie tout d’abord avec Bence Flieghauf, réalisateur de Just the wind (sortie 12 juin 2013), film sur la montée de l’anti-tsiganisme en Hongrie. Et enfin, nous donnerons la parole à Frédéric Castaignède, qui nous parlera de Nadejda, sorte de bidonville fermé en Bulgarie et avec qui nous parlerons de la pauvreté ''invisible''. »

4. Derrière le mythe du nomade, le travailleur migrant

« Nous allons tenter ce matin de mieux comprendre les pratiques et les stratégies des migrants roms. Rappelons que, comme l’ensemble des pays de l’ancien bloc soviétique, les pays d’Europe de l’Est aujourd’hui parties intégrantes de l’UE ont longtemps vécu sous le régime de la non-mobilité. La dislocation du bloc communiste a donc marqué le début d’une frénésie migratoire vers cet occident si longtemps interdit et mythifié. 
En Roumanie, le droit d’entrer sans visa dans l’espace Schengen date de janvier 2002. En théorie donc, les roms roumains ont le droit de s’y déplacer librement depuis 10 ans! Comment leur mobilité s’organise-t-elle dans ce nouveau contexte?
Les roms suivent-ils des modèles migratoires différents de ceux des roumains? D’où viennent les roms qui ont choisi l’exil? Que font-ils une fois débarqués à destination? Se contentent-ils comme on voudrait bien le dire souvent de bénéficier d’avantages sociaux voire d’alimenter l’économie parallèle et les réseaux criminels? Quelles potentialités s’ouvrent à eux sur le marché du travail?
Nous verrons ce que les historiens peuvent nous dire sur ces questions. Nous reviendrons sur les politiques tziganes mises en place en Europe au début du 20ème siècle (par « politiques migratoires », il faut comprendre les dispositions prises par les Etats d’Europe de l’Ouest pour maîtriser les migrations tsiganes), dont nous parlons ce matin avec Ilsen About
Puis nous irons du côté des USA. Les tziganes qui ont traversé l’atlantique au tournant du 20ème siècle n’ont pas connu les mêmes difficultés, leur intégration s’étant faite assez facilement, ce qu'Adèle Sutre nous présente ce matin. »