C.-O. Verseau professeur agrégé de philosophie

Aspects du monde humain


« Les humains sont les seuls animaux qui font délibérément des enfants, tissent des liens entre eux (ou pas), fêtent les anniversaires, gaspillent et perdent leur temps, se brossent les dents, éprouvent de la nostalgie, nettoient les taches, ont des religions, des partis politiques et des lois, portent des amulettes-souvenirs, s'excusent des années après avoir offensé autrui, chuchotent, ont peur d'eux-mêmes, interprètent les rêves, dissimulent leurs organes sexuels, se rasent, enterrent des capsules témoins et peuvent choisir de ne pas manger quelque chose pour des raisons de conscience. Les justifications pour manger et ne pas manger des animaux sont souvent les mêmes : nous ne sommes pas des animaux. »
J. Safran-Foer, Eating animals (2009)

Suit une liste, non-exhaustive !, de conduites singulièrement humaines
  1. faire délibérément des enfants
  2. tisser des liens entre eux (ou pas)
  3. fêter les anniversaires
  4. se brosser les dents
  5. éprouver de la nostalgie
  6. nettoyer les taches
  7. avoir des religions
  8. avoir des partis politiques et des lois
  9. porter des amulettes-souvenirs
  10. s'excuser des années après avoir offensé autrui
  11. chuchoter
  12. avoir peur de soi-même
  13. interpréter ses rêves
  14. dissimuler ses organes sexuels
  15. se raser
  16. enterrer des capsules témoins
  17. choisir de ne pas manger quelque chose par conviction


  18. Se sentir « tout petit » face à l'univers qui dépasse infiniment ce qu'on est (ce qui est différent de se sentir faible face à un danger ou une menace)

  19. représenter quelqu'un d'autre, donner procuration, déléguer

  20. Se cacher à ses propres yeux, ne pas vouloir se voir, se regarder dans une glace, fuir le regard d'autrui qui renvoie à son regard sur soi-même

  21. Avoir un chez-soi où cependant on peut inviter autrui

  22. S'intéresser à un récit qui évoque un personnage qui n'a jamais existé ou le destin d'un inconnu

  23. se sentir proche des autres par le fait que ceux-ci connaissent les mêmes contes et récits (ou les mêmes chansons) que soi-même

  24. se sentir proche d'autrui par la communauté de croyances, de convictions, indépendamment de la dissemblance physique, de la différence sexuelle, des distinctions sociales

  25. ne pas vouloir reconnaître ses actes, ne pas vouloir se reconnaître dans le sens d'une action passée

  26. Donner rendez-vous

  27. Posséder des objets et, donc, pouvoir perdre ceux-ci

  28. Chercher à démontrer ce qu'on dit, à justifier ce qu'on fait,

  29. S'inquiéter d'être bien compris par autrui

  30. être prêt à mourir pour une cause

  31. Se faire la guerre pour des idées

  32. Jouer un rôle, porter un masque, interpréter un texte

  33. Porter la responsabilité d'un témoignage

  34. Apprendre les règles d'un jeu

  35. Avoir des animaux de compagnie

  36. Dresser l'animal pour utiliser sa force de traction, de locomotion

  37. Vouloir connaître les espèces vivantes autres que la sienne, tenter d'établir une communication
  38. Choisir ses conditions d'existence : sur terre, sur mer, dans le ciel (navigation aérienne)
  39. Choisir de maintenir son milieu de vie à proximité de dangers géologiques connus (séisme, éruption volcanique, etc.)
  40. Choisir – ou non – l'activité à laquelle les deux tiers de son existence sera consacrée (son « travail »)
  41. Se mettre en scène publiquement (à travers des photographies ou des vidéos) sans même parfois connaître le public auquel on s'adresse (mise en ligne et réseaux)
  42. Avoir une phobie

  43. Avoir une attirance passionnelle, voire pathologique (« X-philie »)

  44. Fabriquer des objets (faire exister des choses stables, qui restent)

  45. S'inquiéter des limites de son existence, vouloir croire en cette vie à une autre vie, seconde ou même éternelle
  1. Se nourrir, se reposer en fonction du mode de vie choisi (lequel détermine la dépense des forces)

  2. Imposer des limites à la satisfaction de ses besoins : limites dans le temps, l'espace, de personnes ( à quel moment et dans quel lieu il convient de ..., à quel âge il est décent de …, face à qui il est décent de..., )

  3. Être élevé au sein d'une famille et instruit au sein de l'école

  4. Avoir le regret de ne pas avoir une seconde vie pour mettre à profit l'enseignement reçu dans la première

  5. Être gaucher ou droitier selon l'utilisation qui est faite des objets, des outils

  6. Porter atteinte à l'intégrité de la personne sans aucune agression physique

  7. Avoir un habitat où déposer les objets qu'on possède mais qu'on utilise pas

  8. Avoir des « proches » plus ou moins ...proches selon la nature du lien : amour / amitié / famille / corporation professionnelle / association sportive / relations sociales / clientèle / solidarité sociale / citoyenneté, etc.

    « L'identité de chaque personne est constituée d'une foule d'éléments qui ne se limitent évidemment pas à ceux qui figurent sur les registres officiels. Il y a bien sûr, pour la grande majorité des gens, l'appartenance à une tradition religieuse ; à une nationalité, parfois deux ; à un groupe ethnique ou linguistique ; à une famille plus ou moins élargie ; à une profession ; à une institution ; à un certain milieu social... Mais la liste est bien plus longue encore, virtuellement illimitée : on peut ressentir une appartenance plus ou moins forte à une province, à un village, à un quartier, à un clan, à une équipe sportive ou professionnelle, à une bande d'amis, à un syndicat, à une entreprise, à un parti, à une association, à une paroisse, à une communauté de personnes ayant les mêmes passions, les mêmes préférences sexuelles, les mêmes handicaps physiques, ou qui sont confrontés aux mêmes nuisances. Toutes ces appartenances n'ont évidemment pas la même importance, en tous cas au même moment. Mais aucune n'est totalement insignifiante ».
    Amin Maalouf, Les identités meurtrières (1998)


  9. Analyse d'une pratique sociale ordinaire / Donner un «rendez-vous »
La conscience du temps, de l'espace
Certains rendez-vous sont très lointains. Deux personnes peuvent prêter serment de se retrouver après une longue séparation, un voyage ou même au retour d'une guerre. Mise en commun du temps. La durée est subjective (le sentiment d'attente, comment le temps passe variera d'une personne à l'autre), mais le décompte du temps doit se rapporter à un référence commune (horloge, calendrier) pour permettre que les deux se retrouvent au même moment.
De même, pour le rapport à l'espace. Deux personnes peuvent se donner rendez-vous dans un lieu où elles ne se trouvent pas déjà, où elles ne se sont jamais trouvées ensemble, peut-être même où aucune d'elles ne s'est jamais encore trouvée, mais dont les deux savent – en se rapportant à des références communes, portant des noms et pouvant être cartographiées – qu'il existe et qu'elles peuvent s'y retrouver.

Le langage pour promettre
Pour donner rendez-vous, il faut que le présent puisse renvoyer à ce qui n'est pas encore présent, il faut un signe présent qui puisse faire signe vers ce qui n'est pas encore présent.
Maintenant, donner rendez-vous à tout à l'heure. Aujourd'hui, dire : à demain ! Cette année : à l'année prochaine ! Parler au présent d'un moment et d'un lieu qui ne sont pas présents et qu'il faut se re-présenter. Un rendez-vous n'est pas une rencontre hasardeuse ou même des retrouvailles imprévues. Un rendez-vous est en deux temps, séparés par un intervalle qui crée l'attente : le rendez-vous est une passerelle jetée entre les deux. Or il n'y a que le langage qui peut « signifier », c'est-à-dire « faire signe vers » : faire que le présent renvoie à quelque chose que les mots représentent à même son absence : un lieu ailleurs et un moment à venir.
C'est maintenant que je parle au futur en disant : « je viendrai » et c'est ici que je parle d'un autre lieu en disant : «retrouvons-nous là-bas ».

Le sujet
Un rendez-vous est donné quand quelqu'un s'adresse à quelqu'un d'autre, quand une personne en particulier s'adresse à une autre personne en particulier. Un rendez-vous est une parole donnée entre deux personnes, entre deux sujets.
Les données d'un rendez-vous. Des personnes données disent qu'elles se retrouveront à un moment donné, dans un lieu donné.
Le fait qu'un rendez-vous n'a de sens que pour des sujets – et entre des sujets seulement - c'est ce dont on prend particulièrement conscience quand on est au bon endroit, éventuellement au bon moment, mais qu'on ne trouve pas la bonne personne (parce qu'elle est en retard, parce qu'elle ne viendra pas, etc.). Alors, comme sur un quai de gare ou dans le café pris en exemple par Sartre dans le passage de L'être et le néant, toutes les personnes apparaissent un bref instant chacune en tant qu'individu à travers ses particularités subjectives (d'ailleurs je n'aurais peut-être jamais été aussi attentif à ces personnes si je n'en cherchais pas une autre tout particulièrement) pour ne se voir attribuer finalement qu'une particularité essentielle et commune à toutes, à savoir qu'aucune n'est la personne que je cherche.

Autrui
Dans un rendez-vous, deux désirs, deux volontés sont liées par une promesse, qui ne repose que sur la confiance. J'ai conscience intérieurement de ma volonté, mais il me faut croire en celle de l'autre. Je ne suis pas à sa place. La défiance : viendra-t-elle ? Viendra-t-il ? Rapport au désir de l'autre. Croire en l'autre, se fier à son serment. Dans un récit, dans un film, la tension du spectateur s'accroît quand l'heure du rendez-vous est arrivée et quand l'un tarde à retrouver l'autre. Simple retard, obstacle extérieur ou manque de désir ?

Le désir
Savoir remettre à plus tard. Accepter que le temps doive s'écouler pour qu'un projet puisse finalement se réaliser au mieux (ni trop tôt ni trop tard). Accorder les emplois du temps respectifs (l'occupation du temps pour l'un, l'occupation du temps pour l'autre). Etablir des priorités. Considérer que maintenant ceci est plus important que cela, mais que tout à l'heure ou demain rien ne saurait être plus important que cela.

La morale, le devoir, la liberté
Donner rendez-vous c'est « donner sa parole ». Honorer le rendez-vous c'est « tenir sa parole », « tenir sa promesse ». J'ai le devoir d'être au rendez-vous, je dois vouloir y être, je pourrai donc ne pas vouloir m'y rendre. Je prends conscience de ma liberté, en prenant conscience que tout repose sur la volonté de tenir ses engagements, qu'il faut que je veuille jusqu'au bout ne pas trahir ma promesse.