« Les
humains sont les seuls animaux qui font délibérément des enfants,
tissent des liens entre eux (ou pas), fêtent les anniversaires,
gaspillent et perdent leur temps, se brossent les dents, éprouvent
de la nostalgie, nettoient les taches, ont des religions, des partis
politiques et des lois, portent des amulettes-souvenirs, s'excusent
des années après avoir offensé autrui, chuchotent, ont peur
d'eux-mêmes, interprètent les rêves, dissimulent leurs organes
sexuels, se rasent, enterrent des capsules témoins et peuvent
choisir de ne pas manger quelque chose pour des raisons de
conscience. Les justifications pour manger et ne pas manger des
animaux sont souvent les mêmes : nous ne sommes pas des
animaux. »
J.
Safran-Foer, Eating animals
(2009)
Suit une liste, non-exhaustive !, de conduites singulièrement humaines
- faire
délibérément des enfants
- tisser
des liens entre eux (ou pas)
- fêter
les anniversaires
- se
brosser les dents
- éprouver
de la nostalgie
- nettoyer
les taches
- avoir
des religions
- avoir
des partis politiques et des lois
- porter
des amulettes-souvenirs
- s'excuser
des années après avoir offensé autrui
- chuchoter
- avoir
peur de soi-même
- interpréter
ses rêves
- dissimuler
ses organes sexuels
- se
raser
- enterrer
des capsules témoins
- choisir
de ne pas manger quelque chose par conviction
- Se
sentir « tout petit » face à l'univers qui dépasse
infiniment ce qu'on est (ce qui est différent de se sentir faible
face à un danger ou une menace)
- représenter
quelqu'un d'autre, donner procuration, déléguer
- Se
cacher à ses propres yeux, ne pas vouloir se voir, se regarder dans
une glace, fuir le regard d'autrui qui renvoie à son regard sur
soi-même
- Avoir
un chez-soi où cependant on peut inviter autrui
- S'intéresser
à un récit qui évoque un personnage qui n'a jamais existé ou le
destin d'un inconnu
- se
sentir proche des autres par le fait que ceux-ci connaissent les
mêmes contes et récits (ou les mêmes chansons) que soi-même
- se
sentir proche d'autrui par la communauté de croyances, de
convictions, indépendamment de la dissemblance physique, de la
différence sexuelle, des distinctions sociales
- ne
pas vouloir reconnaître ses actes, ne pas vouloir se reconnaître
dans le sens d'une action passée
- Donner
rendez-vous
- Posséder
des objets et, donc, pouvoir perdre ceux-ci
- Chercher
à démontrer ce qu'on dit, à justifier ce qu'on fait,
- S'inquiéter
d'être bien compris par autrui
- être
prêt à mourir pour une cause
- Se
faire la guerre pour des idées
- Jouer
un rôle, porter un masque, interpréter un texte
- Porter
la responsabilité d'un témoignage
- Apprendre
les règles d'un jeu
- Avoir
des animaux de compagnie
- Dresser
l'animal pour utiliser sa force de traction, de locomotion
- Vouloir
connaître les espèces vivantes autres que la sienne, tenter
d'établir une communication
- Choisir ses conditions d'existence : sur terre, sur mer, dans le ciel (navigation aérienne)
- Choisir de maintenir son milieu de vie à proximité de dangers géologiques connus (séisme, éruption volcanique, etc.)
- Choisir – ou non – l'activité à laquelle les deux tiers de son existence sera consacrée (son « travail »)
- Se mettre en scène publiquement (à travers des photographies ou des vidéos) sans même parfois connaître le public auquel on s'adresse (mise en ligne et réseaux)
- Avoir
une phobie
- Avoir
une attirance passionnelle, voire pathologique (« X-philie »)
- Fabriquer
des objets (faire exister des choses stables, qui restent)
- S'inquiéter des limites de son existence, vouloir croire en cette vie à une autre vie, seconde ou même éternelle
- Se
nourrir, se reposer en fonction du mode de vie choisi (lequel
détermine la dépense des forces)
- Imposer
des limites à la satisfaction de ses besoins : limites dans le
temps, l'espace, de personnes ( à quel moment et dans quel lieu il
convient de ..., à quel âge il est décent de …, face à qui il
est décent de..., )
- Être
élevé au sein d'une famille et instruit au sein de l'école
- Avoir
le regret de ne pas avoir une seconde vie pour mettre à profit
l'enseignement reçu dans la première
- Être
gaucher ou droitier selon l'utilisation qui est faite des objets,
des outils
- Porter
atteinte à l'intégrité de la personne sans aucune agression
physique
- Avoir
un habitat où déposer les objets qu'on possède mais qu'on utilise
pas
- Avoir
des « proches » plus ou moins ...proches selon la nature
du lien : amour / amitié / famille / corporation
professionnelle / association sportive / relations sociales /
clientèle / solidarité sociale / citoyenneté, etc.
« L'identité de chaque personne est constituée d'une foule d'éléments qui ne se limitent évidemment pas à ceux qui figurent sur les registres officiels. Il y a bien sûr, pour la grande majorité des gens, l'appartenance à une tradition religieuse ; à une nationalité, parfois deux ; à un groupe ethnique ou linguistique ; à une famille plus ou moins élargie ; à une profession ; à une institution ; à un certain milieu social... Mais la liste est bien plus longue encore, virtuellement illimitée : on peut ressentir une appartenance plus ou moins forte à une province, à un village, à un quartier, à un clan, à une équipe sportive ou professionnelle, à une bande d'amis, à un syndicat, à une entreprise, à un parti, à une association, à une paroisse, à une communauté de personnes ayant les mêmes passions, les mêmes préférences sexuelles, les mêmes handicaps physiques, ou qui sont confrontés aux mêmes nuisances. Toutes ces appartenances n'ont évidemment pas la même importance, en tous cas au même moment. Mais aucune n'est totalement insignifiante ».Amin Maalouf, Les identités meurtrières (1998)
- Analyse d'une pratique sociale ordinaire / Donner un «rendez-vous »
La
conscience du temps, de l'espace
Certains
rendez-vous sont très lointains. Deux personnes peuvent prêter
serment de se retrouver après une longue séparation, un voyage ou
même au retour d'une guerre. Mise en commun du temps. La durée est
subjective (le sentiment d'attente, comment le temps passe variera
d'une personne à l'autre), mais le décompte du temps doit se
rapporter à un référence commune (horloge, calendrier) pour
permettre que les deux se retrouvent au même moment.
De
même, pour le rapport à l'espace. Deux personnes peuvent se donner
rendez-vous dans un lieu où elles ne se trouvent pas déjà, où
elles ne se sont jamais trouvées ensemble, peut-être même où
aucune d'elles ne s'est jamais encore trouvée, mais dont les deux
savent – en se rapportant à des références communes, portant des
noms et pouvant être cartographiées – qu'il existe et qu'elles
peuvent s'y retrouver.
Le
langage pour promettre
Pour
donner rendez-vous, il faut que le présent puisse renvoyer à ce qui
n'est pas encore présent, il faut un signe présent qui puisse faire
signe vers ce qui n'est pas encore présent.
Maintenant,
donner rendez-vous à tout à l'heure. Aujourd'hui, dire : à
demain ! Cette année : à l'année prochaine ! Parler
au présent d'un moment et d'un lieu qui ne sont pas présents et
qu'il faut se re-présenter. Un rendez-vous n'est pas une rencontre
hasardeuse ou même des retrouvailles imprévues. Un rendez-vous est
en deux temps, séparés par un intervalle qui crée l'attente :
le rendez-vous est une passerelle jetée entre les deux. Or il n'y a
que le langage qui peut « signifier », c'est-à-dire
« faire signe vers » : faire que le présent renvoie
à quelque chose que les mots représentent à même son absence :
un lieu ailleurs et un moment à venir.
C'est
maintenant que je parle au futur en disant : « je
viendrai » et c'est ici que je parle d'un autre lieu en
disant : «retrouvons-nous là-bas ».
Le sujet
Un
rendez-vous est donné quand quelqu'un s'adresse à quelqu'un
d'autre, quand une personne en particulier s'adresse à une autre
personne en particulier. Un rendez-vous est une parole donnée entre
deux personnes, entre deux sujets.
Les
données d'un rendez-vous. Des personnes données disent qu'elles se
retrouveront à un moment donné, dans un lieu donné.
Le
fait qu'un rendez-vous n'a de sens que pour des sujets – et entre
des sujets seulement - c'est ce dont on prend particulièrement
conscience quand on est au bon endroit, éventuellement au bon
moment, mais qu'on ne trouve pas la bonne personne (parce qu'elle est
en retard, parce qu'elle ne viendra pas, etc.). Alors, comme sur un
quai de gare ou dans le café pris en exemple par Sartre dans le passage de L'être et le néant, toutes les personnes
apparaissent un bref instant chacune en tant qu'individu à travers
ses particularités subjectives (d'ailleurs je n'aurais peut-être
jamais été aussi attentif à ces personnes si je n'en cherchais pas
une autre tout particulièrement) pour ne se voir attribuer
finalement qu'une particularité essentielle et commune à toutes, à
savoir qu'aucune n'est la personne que je cherche.
Autrui
Dans
un rendez-vous, deux désirs, deux volontés sont liées par une
promesse, qui ne repose que sur la confiance. J'ai conscience
intérieurement de ma volonté, mais il me faut croire en celle de
l'autre. Je ne suis pas à sa place. La défiance :
viendra-t-elle ? Viendra-t-il ? Rapport au désir de
l'autre. Croire en l'autre, se fier à son serment. Dans un récit,
dans un film, la tension du spectateur s'accroît quand l'heure du
rendez-vous est arrivée et quand l'un tarde à retrouver l'autre.
Simple retard, obstacle extérieur ou manque de désir ?
Le désir
Savoir
remettre à plus tard. Accepter que le temps doive s'écouler pour
qu'un projet puisse finalement se réaliser au mieux (ni trop tôt ni
trop tard). Accorder les emplois du temps respectifs (l'occupation du
temps pour l'un, l'occupation du temps pour l'autre). Etablir des
priorités. Considérer que maintenant ceci est plus important que
cela, mais que tout à l'heure ou demain rien ne saurait être plus
important que cela.
La
morale, le devoir, la liberté
Donner
rendez-vous c'est « donner sa parole ». Honorer le
rendez-vous c'est « tenir sa parole », « tenir sa
promesse ». J'ai le devoir d'être au rendez-vous, je dois
vouloir y être, je pourrai donc ne pas vouloir m'y rendre. Je prends
conscience de ma liberté, en prenant conscience que tout repose sur
la volonté de tenir ses engagements, qu'il faut que je veuille
jusqu'au bout ne pas trahir ma promesse.